Taouila, le 29 février
Finalement, je loue une petite moto locale, une Chinoise de 125 cc maquillée comme une Harley avec tout plein de loupiotes à l’avant et une jupe en cuir colorée à l’arrière, avec laquelle je me balade pendant trois jours dans les montagnes arides de l’ouest de Sanaa, manquant parfois de sortir de la route à force d'admirer les paysages.
Je visite Kaukabam, Thoula et Taouila, de spectaculaires villages fortifiés construits sur des pitons rocheux dont ils épousent la couleur ocre. Je commence par Kaukabam, à la position si imprenable que l'on raconte qu'il n'a jamais cédé à un siège. Mais aujourd'hui, il tombe en ruine.
Le soir, je tombe sur un mariage. Pendant que les femmes sont rassemblées dans la maison, les hommes font la fête à l'extérieur. Ils dansent en rond et agitent à intervalles réguliers leur fameux poignard en tournicotant sur eux-mêmes. Lorsqu'après avoir vu ces gros moustachus armés danser la capucine, je les grille en train de se tenir tendrement la main pendant qu’ils taillent le bout de gras, ils me semblent tout à coup nettement moins redoutables. Ci-dessous, les deux mariés entourés de leurs amis (notez la subtil renflement des joues dû à la boule de qat).
Et voici la fameuse danse du couteau, photographiée de derrière.
C'est ensuite le tour de Shibam (à ne pas confondre avec son célèbre hononyme de l'Hadramaout, la "Manhattan du désert"), qui vaut surtout pour son marché.
Voici Thoula, probablement le plus beau village yéménite que j'ai vu, construit autour de sa citadelle.
Au sommet de la citadelle, avec un voyageur indien.
Le qat, c'est meilleur avec les copains.
Une chêvre trop gatée qui dédaigne ma peau de banane...
...et un petit âne trop craquant.
Taouila, un autre splendide village construit sur un rocher.
Sanaa, le 2 mars
Romain Gary
Je repasse par Sanaa, où je lis d’une traite La vie devant soi de Romain Gary, qui a obtenu le prix Goncourt en 1975. C’est l’histoire d’une vieille prostituée juive qui, à sa retraite, ouvre à Belleville une pension pour les enfants de ses anciennes collègues. Entre sa marmaille et les voisins, cela fait un joli méli-mélo d’Arabes, des Juifs et de noirs, le tout vu par les yeux du petit Momo qui raconte tout cela avec son raisonnement d’enfant. C'est simple, original, drôle et tendre. Cela faisait bien longtemps que j’étais pas tombé sur un aussi bon livre. A mon retour en France, je vais dépouiller le reste de l’œuvre de Romain Gary.
Sanaa, le 3 mars
Je pars faire un tour au Wadi Douar, le site touristique dont les Yéménites sont les plus fiers. C'est effectivement une magnifique maison d'imam accrochée à un rocher habité depuis la préhistoire.
AL Hodeida, le 5 mars
Je repars pour une grande boucle a moto du sud ouest du pays, en commençant par les villages de Manakha et Al Hajara. J’y fais avec trois autres Français une randonnée de six heures dans la montagne, en passant par des sentiers escarpés et des corniches vertigineuses au dessus de terrasses de qat et de café qui descendent jusqu'à la rivière asséchée dans le fond de la vallée. Magnifique.
Nous traversons Al Hoteip, un village ismaélite étonnamment opulent. Les maisons sont toutes refaites à neuf, des gamins en uniforme passent le balais dans la rue et le marbre blanc de la mosquée rappelle celui du Taj Mahal.
Le guide nous apprend que l’argent vient de la communauté ismaélite indienne, mais également que tous les villageois travaillent et que l'usage du qat est ici interdit, ce qui améliore probablement la productivité. Sur le chemin, par contre, nous rencontrons un jeune berger qui estime visiblement que ce petit plaisir n'affecte pas son rendement.
En fin de randonnée, nous avons une petite démonstration de ce que les hommes peuvent se permettre dans un pays aussi machiste que le Yémen... La Française qui est avec nous traîne un peu à l’arrière, ce qui tape sur les nerfs du guide qui se permet carrément de lui jeter des pierres pour la faire avancer plus vite ! C’est pour rigoler, bien sûr.
Balade en montagne
L’après-midi, je remonte sur ma moto, direction Al Hodeida sur les rives de la Mer rouge. Je conduis sur des routes à flanc de montagne ou au fond de gorges vertigineuses comme taillées par des sculpteurs géants, en écoutant les monumentales compositions de Selected Ambient Works 2 d’Aphex Twin. Dans les villages, les femmes portent de grands chapeaux de paille par dessus leur voile, c'est très beau.
J’arrive à destination à la tombée de la nuit. Là, par contre, pas grand chose à raconter sur cette grande ville portuaire d’un demi million d’habitants. Ah si, quand même : au restaurant, un type à la mine soignée s’assoit en face de moi à la fin de mon repas, me serre la main et, pendant que je remets le nez dans mon bouquin, termine mes restes le plus naturellement du monde !
Zabid, le 6 mars
Bon, c’est le moment de me mettre à la couleur locale. Hier, à Al Hajara, l'hôtelier m’a fait infuser une botte de qat de la meilleure qualité, soit une bouteille de 33cl. Il paraît que c’est excellent pour la conduite et j’ai justement une longue route devant moi. La première lampée passe bien, le goût est bien moins amer que lorsqu’on le mâche. Je quitte Hodeida et me retrouve rapidement sur une ligne droite sans fin au milieu d’un désert vaguement broussailleux que balaye un vent violent. Au bout d’une heure et demi, je ne ressens toujours rien, l’ennui et la faim commencent à me prendre. Je m’arrête pour manger un bout et finir le reste. En repartant, j’installe confortablement mon cheiche pour me protéger du soleil tout en abritant mes oreilles du vent afin de mieux entendre la musique. J’envoie un mix garage plus folle tu meurs de Frankie Knuckes, qui me met en joie malgré les rafales de sable, mais c’est sur un live de house planante de James Holden que je réalise que je suis anormalement concentré sur ma conduite.
Les yeux bien écarquillés, je me sens hyper vigilant, je maîtrise parfaitement ma ligne droite. Je déborde d’énergie, si j’avais le temps je m’arrrêterais volontiers pour faire un petit foot avec les gamins sur le bord de la route. James Holden continue d’envoyer ses nappes synthétiques, les dunes défilent, je suis à bloc. Toutefois, contrairement à ce que me racontaient les Yéménites, on ne peut pas dire que je sois vraiment détendu. En fait, je pourrais rouler comme ça jusqu’au lendemain matin. Je m’arrête pour immortaliser le moment, clic clac, et je reprends mon chemin.
Sur ma lancée, je dépasse Zabid de plus de cinquante kilomètres, mais cela n'entame pas ma bonne humeur. Je reviens sur mes pas et arrive à destination à la tombée du jour. Elle est vraiment splendide avec ses portes fortifiées, ses ruelles tortueuses, sa mosquée et sa citadelle qui ont servi de toile de fond aux Mille et une Nuits de Pasolini.
Je rencontre dans la soirée des jeunes du coin, ravis de me présenter leur ville, qui m’invitent au restaurant où je réussis à avaler un truc malgre l'effet coupe-faim du qat. Par contre, là il est trois heures du matin et j’aimerais bien m'endormir. Mais bien sûr, impossible de fermer l’œil. Et l’attaque conjuguée des punaises et des moustiques ne m’aide pas à me détendre...
Al Khawkha, le 7 mars
Savoir limiter sa conversation
Drôle de journée. Je la commence avec les jeunes rencontres la veille, qui m’emmènent à Al Jazah, une magnifique plage sauvage au bord de la Mer rouge. Sur le chemin, c’est presque l’Afrique. Je vois des femmes noires à visage découvert, habillées dans des robes colorées qui changent des sinistres voiles noirs habituels. Un peu plus loin, deux garcons se préparent à se baigner avec leurs grosses bouées...
...un petit bonhomme me montre son gros poignard (décidément)...
...et un allumé pilote la voiture qu’il a fabriquée avec trois tubes en acier et un moteur de moto.
Mais les choses se gâtent avec mes trois nouveaux amis lorsque nous abordons des questions de fond. Ce sont des musulmans orthodoxes qui prônent le voile intégral sans être capables de le justifier, serait-ce théologiquement (et pour cause, le Coran ne l’exige pas), et qui me disent vouloir autant d’épouses que possible, sans se demander une seconde ce qu’elles penseraient d'être ainsi mises en concurrence. Mais le pire, c’est lorsqu’ils me vantent les mérites de Saddam Hussein sans rien savoir de la guerre Iran-Irak ni du gazage des Kurdes. Je sais que je suis stupide, mais je n’arrive pas à accepter que je parle à des gens limités avec lesquels il me faut adapter le niveau de la conversation. Ci-dessous, l'un d'eux s'entraine pour devenir imam. Ca promet.
En les quittant, je me dis que quand même, j’aimerais bien avoir enfin un véritable échange avec quelqu’un d’un peu évolué pour mieux comprendre les problématiques de ce pays.
Yéménite désabusé
Cela se produit le soir même, un peu plus au sud devant une plage paradisiaque, où je rencontre le responsable d'une agence de tourisme, 35 ans dont 18 passés au Koweit, titulaire d’une licence de langue française. Il me raconte la corruption des élites et la crise économique qui en découlerait, le raidissement de la société influencé par le wahabisme saoudien et le soutien populaire à Saddam Hussein depuis la première guerre du Golfe, motivé par la seule solidarité contre l’invasion américaine alors que le Koweit a financé ici pendant des années la construction d’écoles et d’hôpitaux. Il m’explique aussi que les bases d’Al Qaeda sont au Yémen, pays d’origine de la famille de Ben Laden, et me raconte la façon dont se sont déroulées les deux dernières attaques de touristes. Contrairement aux épisodes précédents, il ne s’agirait plus de kidnappings réalisés par des tribus en échange d’équipements pour leur village, mais de meurtres même pas revendiqués qui seraient commis par des adolescents exaltés. L’été dernier, les sept Espagnols ont été purement et simplement enfermés dans leur Jeep avant que celle-ci soit dynamitée, et en janvier les trois Belges et leur chauffeur ont été descendus un par un à la Kalachnikov, sans aucune explication. L’histoire lui a été racontée par un de ses guides, qui a perdu deux doigts dans l’attaque. Dans la foulée, Nouvelles Frontières a annulé tous ses séjours et il est au chômage technique, raison pour laquelle il se retrouve à boire des bières en douce avec moi sous les étoiles, en maudissant les extrémistes qui ruinent son pays.
Tout cela n'est pas bien drôle, mais il ne faut quand même pas que ça m'empêche de vous montrer quelques photos de la plage d'Al Khawkha et de ces oiseaux un peu débordés par les rafales de vent...
Al Mukalla, le 13 mars
La Manhattan du désert
Pas grand chose à signaler sur la remontée vers Sanaa. En dehors de quelques jolies montagnes en début de parcours, la longue route qui passe par Taez, Ibb et Dhamar n’a pas d’intérêt. Ah si, il y a tout de même ce panneau, qui me plaît bien.
Après avoir rendu la moto à son propriétaire, je file en bus vers la partie est du pays. Pendant le voyage, le chauffeur passe un épisode d'Indiana Jones ou Harrison Ford zigouille les Arabes les uns derrière les autres sans que cela lui pose le moindre cas de conscience. Moi, par contre, je ne me sens pas très à l'aise, seul Occidental au milieu des cousins de ceux qui se font gentiment massacrer à l'écran. Après sept heures de route, nous arrivons dans l’Hadramaout, où se trouve Shibam, la fameuse Manhattan du désert avec ses grands immeubles ocres d’une petite dizaine d’étages entièrement construits en briques de terre crue, que ses habitants entretiennent avec soin depuis parfois sept ou huit siècles. Les techniques traditionnelles sont toujours de mise, car la nouvelle ville située en face de l’ancienne a été édifiée avec les mêmes matériaux et ses maisons sont presque aussi belles.
Je consacre les deux journées suivantes à visiter Seyoun et Tarim : pas mal mais pas renversant non plus. C'est par contre l'occasion de rencontrer un jeune homme charmant, membre de l’ancienne dynastie locale (il porte le nom du palais ci-dessous), qui m’invite à dîner et me présente sa région. Puisqu'il semble instruit et ouvert d'esprit, je lui demande son avis sur la claustration des femmes. Il me repond que c'est pour les preserver des vilénies du monde extérieur. Personne ne leur fait du mal, personne ne les trompe, si bien qu'elles arrivent parfaitement pures et candides a leur mariage, et c'est un grand bonheur pour les hommes d'épouser de telles femmes. Je comprends son kif, mais quand même cette histoire ça me rappelle un peu le boeuf de Kobé. En fin de soirée, nous retrouvons son frère, nettement moins éduqué, qui est éberlué lorsque je lui apprends qu’il est envisageable que Carla Bruni ne se soit pas présentée vierge à son récent mariage.
Au passage, je vous montre ce cordonnier dont le chapeau m'a bien fait rigoler.
Le lendemain, je ne trouve personne pour partager les exorbitants
frais de taxi demandés pour visiter la vallé du Wadi Doan, pourtant
réputé magnifique. Il est vrai que c'est là-bas que les trois Belges
se sont fait tuer il y a deux mois. C'est d'ailleurs la région
d'origine de la famille Ben Laden. Tant pis, je repars directement plein sud vers le port d'Al Mukalla, où je déniche la plus petite salle de bains du monde...
Puis je m'envole pour l'île de Socotra, réputée sous l'Antiquité pour sa myrrhe et son encens, aujourd'hui connue pour ses paysages sublimes et sa biodiversité exceptionnelle.
4 commentaires:
Epatantes ces photos, et ce roman qui se dévore !!! quoique je préfère le lire une fois que n'y es +.. T'as l'air de plutôt bien gérer les moments de solitude, vu les rencontres... comment dire... intéressantes ! :-)
On pense fort à toi, gros bisous
Marine
heureusement qu'il y a ton bloggue..
tout s'étant effacé depuis que j'ai essayé d'envoyer mon commentaire (car...je ne m'étais pas inscrit PREALABLEMENT), je ne récris pas tout parce que j'ai la flemme...
Enfin, ton carnet de voyage fait rêver..parmi les photos qui m'ont plu: ce yéménite en contre-plongée sous une porte (en bois ?)avec ce village perché minéral, en arrière-plan.
Et ces arches de pierres massives si précisément ajustes...Et cette jeune femme fille en jupe occidentale...sous ce fichu-voile de couleurs. Et ce regard en coin..
oui, c'est vraiment magnifique ce que tu traverses, merci de nous le faire partager. Je pense bien à toi.
Clemdht
Vraiment superbe tes photos... A voir ce ciel bleu azur, voilà qui me fait regretter d'y être allé à la saison des pluies !
Sinon c'est clair que la situation ne s'est pas vraiment arrangée depuis. Souhaitons un avenir meilleur pour le Pays, en ce moment le peuple souffre...
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