Présentation du blog

Bienvenue sur ce blog qui relate un voyage autour de l'océan Indien.
Ce récit est sorti en 2011 chez Phébus sous le titre "Un an autour de l'océan Indien" (couverture en haut à droite) avant de ressortir en poche en 2014 chez Pocket.
Pour accéder au chapitre de l'un des pays visités ou de l'un de ces reportages, cliquez sur la ligne correspondante dans le sommaire situé à droite de l'écran (l'indication de janvier 2000 est fausse, elle ne sert qu'à simplifier la présentation).
Vous trouverez également à la fin sept reportages réalisés au fur et à mesure de mon parcours.
Une version allégée de ce blog figure dans la rubrique Voyage du site de Libération. http://www.voyages.liberation.fr/les-tribulations-dantoine
N'hésitez surtout pas à poster vos commentaires (en indiquant votre adresse pour que je puisse vous répondre) ou à m'écrire à antoinecalvino@gmail.com.
Bonne lecture !
Antoine

Voyage en Inde du nord (2006)



Préambule
Ce premier carnet n’a pas été mis en ligne en temps réel. Il s’agit d’un condensé des mails envoyés à mes amis pendant mon voyage en Inde du nord, du 20 juillet au 15 septembre 2006. Après avoir commencé par New Delhi au centre du pays, je me suis rendu à Bénarès (aujourd'hui Varanassi) à l’est, puis au Rajasthan à l’ouest et enfin plein nord au Ladakh, dans l’Himalaya. J’ai terminé ce périple malade comme jamais je ne l’avais été, perdant une dizaine de kilos avant d’être finalement hospitalisé et placé sous perfusion, mais suffisamment alléché par mon aperçu du pays pour y repartir dès l’année suivante.

Parcours en Inde du nord


Merci à Arno pour les cartes

1 - De New Delhi à Bénarès

New Delhi, le 23 juillet 2006

Premier contact
La première impression que je garderai de l’Inde, c’est la chaleur lourde et humide de la fin de mousson qui me tombe dessus à la sortie de l’avion. Et tout de suite après, l’odeur, poisseuse et entêtante, avec comme un arrière-goût de moisissure. Sur le parking de l’aéroport, alors que le soleil cogne et que déjà la transpiration commence à coller mes vêtements à ma peau, je suis sonné face à la cohue des taxis qui se disputent les clients. Une heure d’embouteillage plus tard, je découvre le quartier des travellers de Delhi, Paharganj, avec ses rues boueuses à l’agitation bruyante, ses relents d'égouts et de fritures mêlés d’encens, ses mendiants estropiés exhibant leur moignon, ses vaches errant au milieu des voitures et des rickshaws, ses concours de klaxons et ses amoncellements insensés de fils électriques sur lesquels crépitent des étincelles.



Visite au zoo
Lorsque, profitant d’une accalmie entre deux averses tièdes, je sors visiter la ville, j’ai l’étrange impression de me retrouver dans un zoo. Ou, plus exactement, dans la cage du singe livré en pâture à des gamins rigolards armés de cacahouètes. C’est moi qui suis venu voir les Indiens, mais ce sont eux qui me regardent. Ils me dévisagent longuement, se collent à moi pour savoir ce qu’il y a dans mon sac ou regarder combien je tire d'argent au distributeur, pour un peu ils me palperaient pour vérifier la consistance de ma peau si claire. Un peu agacé, je plante mes yeux dans les leurs pour marquer ma désapprobation, mais cela ne les perturbe pas le moins du monde. Certains m’adressent aussi la parole, ce que je préfère nettement. La conversation commence toujours par les mêmes questions sur mon pays d’origine et mon prénom, mais en général cela leur suffit et ils s’éloignent, ou bien ils restent là à m’observer en souriant.

Oui-Oui ou Non-Non ?
Comme je ne cesse de me perdre dans cette ville, je demande mon chemin à chaque carrefour. C’est l’occasion de découvrir ce fameux dodelinement de la tête qui n’appartient qu’aux Indiens et qui signifie alternativement « oui » et « non », quand ce n’est pas « cause toujours, tu m’intéresses ». Mais cela, je ne le comprendrai que plus tard. Pour l’instant, entre leur gestuelle et leur langage indécodables, ils m’apparaissent juste comme des extra-terrestres.



New Delhi, le 25 juillet

Arnaque à l’indienne
A Delhi, il existe toute une catégorie de gens dont l’activité principale consiste à arnaquer les touristes à leur descente de l’avion. J’avais beau me méfier, le quinquagénaire, prétendument père de famille et brave cheminot, qui devine que je suis perdu et qui m’indique le chemin avant de dîner avec moi sans rien me demander, finit par m’inspirer confiance. C’est alors que le cirque commence. Il amène la conversation de façon anodine sur les vêtements locaux, fait en sorte que je demande de moi-même où je peux en trouver et, miracle, connaît justement un magasin. Il m'y conduit et m’explique que je serai immensément respecté si je voyage dans le pyjama blanc de Gandhi... En plus, grâce à lui je peux obtenir une ristourne monumentale. Heureusement que je ne me laisse pas totalement embobiner, les enfants de tout le nord de l’Inde rigoleraient probablement pendant des générations du touriste français déguisé en Gandhi. Le lendemain, j’apprendrai tout de même que la bête chemise marron achetée à la place du pyjama m’a coûté dix fois son prix habituel.
Mais en attendant, mon ami ne lâche pas son juteux poisson et oriente la conversation vers Krishna, qui est comme chacun sait un grand fumeur de haschich. Je lui demande, avec précaution bien sûr pour ne pas le choquer vu son grand âge, s’il sait où en trouver. En fait, il est très progressiste sur la question et, là encore, c’est vraiment trop de chance, il a un ami à deux rues de là qui se propose de m’en vendre. Nous le retrouvons, il récupère un petit sachet de plastique et, histoire de ne pas se faire repérer par la maréchaussée, propose de finaliser la transaction là maintenant, tout de suite, vite vite la police est partout. Comme je veux quand même voir ce que j’achète, il rompt discrètement un petit morceau qu’il me présente, en jetant de rapides regards à droite et à gauche avec des airs de chouette effarée. C’est effectivement du très bon charas. Je m’apprête à lui donner l’argent, mais, saisi par une bouffée inespérée de lucidité, je demande à prendre le sachet entier dans la main pour vérifier son contenu. Il refuse, alarmé j’insiste, il me le passe à contre-cœur et bien sûr c’est de la glaise… Exaspéré, je lui rends sa marchandise, qui a d’ailleurs failli me coûter elle aussi dix fois le cours local, comme je m’en rendrai compte un peu plus tard. Je ne parviens même pas à l’engueuler, puisqu’il fait passer son complice pour l’arnaqueur et fait semblant de le sermonner devant moi.
Evidemment, après une telle entrée en matière, il est plus difficile de se fier aux inconnus. Si un jour un Indien m’invite chez lui, devrai-je me défiler ? Dans le train, faut-il accepter le thé que les autres passagers proposent avec le sourire ? Et mon sac à dos, dois-je vraiment l’accrocher à ma couchette avec mon énorme chaîne en métal sous les yeux étonnés de la gentille famille qui partage mon compartiment ?



New Delhi, le 26 juillet

Quitter Delhi, mode d’emploi
A l’origine, mon idée était de fuir la mousson en partant vers l’ouest, pour le désert du Rajasthan, avant de remonter vers le Ladakh, dans l’Himalaya. Je vais donc à la gare routière m’acheter un billet pour Djululu, une petite ville perdue qui me permettra de commencer mon voyage hors des sentiers battus, car je suis un petit malin. Mais la tâche s’annonce plus ardue que prévue. La gare est immense, il pleut à verse, des dizaines de bus sont garés dans tous les sens sous des panneaux en hindi et les guichetiers baragouinent un sabir vaguement anglophone rendu définitivement incompréhensible par leur accent. Celui qui est assis dans la cabine 14 m’envoie quand même vers la 27 qui m’explique que ma foi c’est très simple et me détourne vers la 17, où l’on me demande de monter au premier étage voir le monsieur du 62. Il pleut toujours, mais maintenant il fait nuit. J’arrive au premier étage, bien sûr il n’y a personne au 62. Je demande au 63, qui se renseigne auprès de ses camarades et qui finit par m’envoyer au 54. Là, bonne surprise : je suis très agréablement reçu par le guichetier, qui me propose même de le rejoindre dans sa guérite afin de mieux lui expliquer mon cas. Je me retrouve donc derrière la grille avec lui et deux de ses amis. Il m’offre un thé à l’odeur étrange, que je bois non sans une légère appréhension, mais bon je suis là pour rencontrer les gens. Par contre, je refuse de l’allonger avec son whisky local. Il commence par les questions rituelles sur mon pays d’origine, mon prénom, mon âge, ma situation maritale, mon métier… Lorsqu’il apprend que je suis journaliste, son visage s’éclaire et il m’entreprend aussitôt sur la politique étrangère de l’Inde, la bombe atomique, les relations avec les Etats-Unis… Maintenant que je sais que je vais avoir mon billet, je suis détendu et je profite de l’instant, un peu troublé tout de même quand, après avoir longuement traduit à ses amis mon point de vue sur les visées impérialistes de Bush, il retire son dentier et se masse longuement les gencives avec son pouce jauni par la cigarette. Nous enchaînons sur le Pakistan, le système des castes, la liberté sexuelle en Occident… Voyant le temps passer, je profite de la fin de mon thé pour lui demander mon billet. Il esquive, je reviens à la charge et il me répond finalement qu’il est en vente au rez-de-chaussée... Par contre, il serait ravi de m’inviter à dîner pour continuer cette passionnante conversation. Miséricorde ! Je le remercie, m’arrache de mon tabouret, prend son adresse en promettant de le rappeler à mon retour à Delhi - non, pas ce soir car je serai parti, mais merci c’est très gentil. Et je rentre bredouille à ma guesthouse.

Bénarès, le 4 août

Changement de plans
Ma mésaventure a finalement du bon car, le soir même, je change tous mes plans. Sur le toit de ma guesthouse, je rencontre un Français se présentant comme un vagabond cinéaste et musicien, et une Belge totalement illuminée, qui me poussent à partir plutôt plein est, pour la ville sainte de Bénarès, rebaptisée Varanassi par les Indiens depuis une vingtaine d’années. Le premier y est déjà allé cinq fois et y a tourné, paraît-il, des images incroyables de sadhus pour un film d’art et d’essai diffusé à Cannes, tandis que la Belge revient d’un mois et demi dans un ashram, ce qui arrache des soupirs d’envie au Français… Ils me parlent tous deux de Varanassi comme de la ville indienne par excellence, celle où je dois absolument aller sous peine de passer à côté de mon voyage. J’embarque donc le lendemain soir dans un train de nuit - après avoir acheté mon billet au guichet réservé aux touristes, ce qui est tout de même bien pratique.



Bienvenue dans la quatrième dimension
Effectivement, Varanassi est une ville mystique. Lorsque les vieillards indiens ont un coup de moins bien, contrairement aux nôtres ils ne se précipitent pas à l’hôpital pour gratter un peu de rab, mais viennent ici pour attendre tranquillement la mort, avec quelques centaines de roupies dans le creux de la main pour payer leur bûcher. Leur plan consiste à se faire incinérer sur place et à faire disperser leurs cendres dans le Gange, afin d’échapper au pénible cycle des réincarnations et d’accéder directement au Nirvana. Du coup, les ruelles tortueuses de la vieille ville sont continuellement sillonnées par des types en orange, la couleur de l’hindouisme, qui transportent au pas de course et en chantant des brancards avec des cadavres enveloppés dans du tissu doré, qui doivent être brûlés moins de trois heures après leur mort. Mais comment savoir s’ils sont bien morts dans un laps de temps aussi court ? Lorsque le médecin n’arrive pas dans les délais, le croque-mort leur met un miroir devant la bouche et, si aucune buée ne se forme, c’est que l'affaire est réglée. Avec un système pareil, ils ont bien dû en faire passer quelques uns à la trappe par erreur…



Bref, la cavalcade des brancardiers les emmène vers les deux grands ghâts (quais) funéraires situés au bord du fleuve. Celui que je visite comporte cinq bûchers. Les quatre premiers sont dévolus aux quatre castes principales, le cinquième sert à rallumer les autres en cas de panne. Selon mon informateur, un pseudo guide tellement défoncé qu’il lui faut régulièrement lui rappeler de quoi il me parle, le dernier foyer brûle sans discontinuer depuis 2500 ans. Toutes les maisons alentour, dont un mouroir tenu par les sœurs de Mère Thérésa, sont couvertes d’une épaisse pellicule de suie, ce qui rajoute à l’aspect dramatique du site. Au bout d’un moment, alors que j’essaie de me débarrasser du garçon à l’haleine encannabissée qui bave maintenant sur mon épaule où il s’est quasiment endormi, je réalise qu’une fois la crémation terminée, des hommes torse nu donnent de grands coups de bambou dans le brasier finissant. Leur travail consiste à briser les crânes, qui, les bougres, refusent trop souvent d’éclater avec la chaleur, empêchant ainsi l’âme de leur propriétaire de s’envoler vers le Nirvana.

Pèlerins et sadhus
En plus des morts, à Varanassi il y a aussi à faire avec les vivants. Toute la cité respire la foi, vit au rythme du culte. Sur les ghâts au bord du Gange, dans les rues, dans les ashrams et dans les temples, des processions de pèlerins en orange chantent du matin au soir la gloire de Shiva, le dieu de la ville. Même le moindre potier ou vendeur de beignets arbore le point rouge du troisième œil ou des traits blancs sur le front. Et bien sûr, il y a les sadhus. Ils se baladent à moitié nu, souvent maigres à faire peur sous des dreadlocks, leur regard fixe de dément perdu dans les limbes. A l’aube, ils se mêlent à la population pour se laver de leurs souillures en faisant leurs ablutions dans les eaux troubles mais sacrées du Gange.




Un Français qui vit en Inde depuis plusieurs années m’assure qu’ils récupèrent les cendres sur les bûchers pour s’en couvrir le corps et qu’ils cuisent parfois carrément leur chapati (crêpe) sur la graisse grésillante des cadavres fumants… A ces petits plaisirs de bouche, certains yogis et nagas préfèrent ceux de l’ascèse sportive. Ils passent leur vie debout ou même sur une seule jambe, brandissent constamment un poing serré au-dessus de leur tête, suspendent d’énormes pierres à leur sexe ou je ne sais quoi d’autre encore comme truc insensé, ils ont vraiment beaucoup d’imagination. D’après ce qu’on me raconte, on peut voir les plus gratinés au pèlerinage de la Kumba Mella, où l’ensemble des sadhus se réunit tous les douze ans pour un grand bain rituel dans le Gange en compagnie d’une trentaine de millions de personnes. Il faut absolument que j’aille voir ce truc là.




Massage gluant
Evidemment, ici aussi les arnaqueurs sont légion. Il ne me faut pas plus de quelques heures pour me faire accoster par un prétendu brahmane, membre donc de la caste des prêtres, qui me propose un massage. Rassuré par l’honorabilité de sa tenue blanche et heureux de me délasser de la fatigue du voyage, j’accepte. Quelques minutes plus tard, me voici allongé dans une cabane infestée de cafards. C’est en fait un de ses amis, un gros poilu ruisselant de crasse, qui s’occupe de moi. Fort mal d’ailleurs, puisque cette brutasse me disloque le dos avant de m’en arracher la peau avec une huile puante imprégnée de sable, pendant que son chef me baratine sur la somme que je vais devoir payer. Idiot que je suis, j’encaisse une demi-heure de ce régime pour ne pas vexer mes hôtes, tout en tâchant désespérément de garder dans mon champ visuel la sacoche posée au bout du matelas avec tous mes papiers et mon argent. Lorsque le calvaire s’achève, je suis tout de même assez sage pour refuser la proposition de mon brahmane de partager avec lui un bang lassi, sorte de yaourt liquide lourdement chargé en THC.

2 - De Khadjuraho au Rajasthan

Khadjuraho, le 5 août

Les temples du Kamasutra
Au bout d’une semaine dans cette ville de fous furieux, je suis ravi de me remettre d’aplomb dans le village de Khadjuraho, célèbre pour ses temples aux façades couvertes de statues érotiques figurant les positions du Kamasutra. Dans un pays à la libido aussi bridée que l’Inde, il est assez plaisant de tomber sur ces fougueux bas-reliefs représentant très explicitement des fellations, des partouzes et même quelques galipettes zoophiles. Autant de figures gravées à l’intention de l’éducation des jeunes brahmanes du X° siècle, qui s’amusaient visiblement plus à l’époque qu’aujourd’hui.







Agra, le 8 août

Des palais d'Orchha au Taj Mahal
En quittant Khadjurao, je passe par Orchha, une ancienne capitale musulmane pourvue d’une demi-douzaine de palais sublimes devenue aujourd’hui un village paisible. J'y reste deux jours.




Je gagne ensuite Agra, ou je découvre le fameux Taj Mahal, sorte d’équivalent indien de la Tour Eiffel en plus romantique. Il s’agit d’un mausolée dédié à sa femme défunte par un sultan, une merveille d’équilibre tout en marbre blanc finement sculpté, à la coupole encadrée par quatre gracieux minarets, le tout placé devant une longue pièce d’eau afin d’en refléter l’image. Son architecte a même pensé à surélever l’édifice sur un terre-plain afin que sa silhouette se détache sur le ciel plutôt que sur la campagne. Mais Agra n’a pas grand intérêt par ailleurs et les rabatteurs des hôtels et des restaurants de la ville y sont véritablement enragés. Après avoir admiré le Taj Mahal, je repars aussi sec pour le Rajasthan et les palais de ses maharadjahs.




Jaipur, le 10 août

Palais et embouteillages
La porte du Rajasthan, tous les guides vous le diront, c’est Jaipur. Je vais donc à Jaipur. Je visite le palais étourdissant de luxe, la collection de cimeterres en argent, le harem à la mode arabe, le magasin de tentures et jusqu’au restaurant panoramique qui tourne sur lui même au sommet d’une tour.



Mais je suis vite agacé par les types avenants qui se relaient pour essayer de m’embobiner avec leurs histoires de trafic de pierres précieuses. Et plus vite encore, je ne supporte plus les bousculades sur les trottoirs et les embouteillages dans les rues polluées. Dès la fin de la visite règlementaire, je mets les voiles. Ou plutôt, je lutte toute une après-midi au milieu de la bouillie humaine qui s’écrase sur les guichets de la gare autoroutière, avant de dégoter enfin un billet pour Pushkar, petit village sacré à la réputation paisible.







Pushkar, le 17 août

Lac sacré
On ne m’avait pas menti, l’endroit vaut le détour. C’est un mignon village traditionnel bâti autour d'un petit lac bordé de ghâts aux somptueux bâtiments blancs ciselés, le tout surplombé par des montagnes. On y trouve le seul temple d'Inde consacré à Brahma, le dieu créateur. Du coup, l’endroit est peuplé de brahmanes, qui sont voués à son culte particulier. Ces personnages situés au sommet de la hiérarchie indienne ne me sont pas très sympathiques. La mine hautaine, ils passent leurs journées à arpenter les ghâts pour vendre des pujas, sortes de prières, avant de laisser les pèlerins faire leurs ablutions. Lorsqu’ils pénètrent dans l’eau, ces derniers en frappent la surface avec leurs mains pour faire fuir les poissons. Comme le lac est sacré et que la pêche y est interdite, il grouille de monstrueuses carpes mutantes mesurant parfois plus d'un mètre de long, équipés pour certaines d’une longue nageoire chevelue, qui donnent de l'urticaire et envoient des décharges électriques aux malheureux baigneurs qui les touchent...







Mais bon, les photos de paysage, ca va un moment. Sur les bords du lac, on croise aussi de gros taureaux indolents et de jolies gitanes, qui ressemblent pas mal à celles de chez nous, mais en un peu plus bijoutées...





Curée nocturne
Comme partout en Inde, on trouve à Pushkar des vaches qui traînent l’air hagard en mâchouillant une touffe d’herbes ou un bout de papier journal, l’air de se demander à quoi elles pourraient bien penser. Mais ici, elles sont accompagnées de singes qui guettent les assiettes des touristes pour leur piquer leurs crêpes, de gentils ânes qui se reposent à l’ombre, de cochons sauvages qui fouinent dans la boue, de plein de chiens qui copulent et se battent en alternance, et de quelques chats qui ne la ramènent pas, vu le nombre de chiens. Un soir, ce bestiaire m’offre un spectacle surprenant. Vers minuit dans le village endormi, je vois deux hommes empoigner la grande poubelle de la place principale… et vider par terre tout son contenu ! En quelques secondes déboule alors de l’obscurité la masse grouillante de toute la ménagerie du village qui se précipite vers les détritus en donnant, qui un coup de cornes, qui un coup de dents, pour mieux assurer sa place à cette curée nocturne.

Bonnes rencontres
A Pushkar, je tombe aussi sur toute une population gentiment excentrique. D’abord, il y a la Suissesse chez qui je prends pension, une hippie convertie à l’hindouisme qui habite ici depuis vingt-cinq ans, mais sans jamais être jamais parvenue à se faire accepter par les brahmanes locaux qui la méprisent ouvertement. Son témoignage m’intéresse d’autant plus qu’elle est la première personne à me donner un point de vue d’Occidental sur l’envers du décor. Grande amatrice d’opium, elle donne aussi volontiers quelques bons tuyaux à ses clients. Je rencontre chez elle un Français très sympathique qui s’est fait rebaptiser par son gourou du nom d’Hanuman, le dieu indien bodybuildé à tête de singe. Il y a également cet Anglais très maigre qui étudie les percussions traditionnelles depuis six ans dans un village à côté d'Agra. C’est un personnage cultivé et charmant, mais qui part en vrille dès que l’on parle religion. Adepte d’Ari Krishna, il est persuadé que son dieu favori, Krishna donc, est assis sur un serpent flottant à la surface de l’eau et, qu’à chacune de ses respirations, il recrache des milliers de postillons qui contiennent chacun un univers comparable au nôtre. Et ce n’est pas une image, mais la stricte réalité. Pour rester en bon terme avec lui, je me force à garder mon sérieux. Enfin, je suis des cours de nagara, des percussions traditionnelles du Rajasthan. J'avais toujours eu envie de taper sur un tambour et, bien que je ne sois absolument pas doué, je rigole bien à jouer chaque soir avec mon petit groupe d’élèves devant le lac, sous l'oeil compatissant d’une statuette de Krishna.




Mais le personnage le plus curieux que je rencontre à Pushkar est un soufi, équivalent musulman du sadhu, avec qui je passe une après-midi à parler religion. Il vit de Dieu et de ganja, m’explique-t-il en mettant gaillardement tout mon shit dans quatre chiloms successifs, là où j’aurais eu largement de quoi faire une douzaine de joints. Ensuite, évidemment, je suis totalement anéanti et j’ai le plus grand mal à comprendre ses explications sur l’omniprésence de Dieu, le lac sacré qui se trouve devant nous, les infidélités conjugales de Rama et la raison pour laquelle Shiva aurait coupé la tête de son fils Ganesh avant de la remplacer par celle d’un éléphant. Alors, au bout d’un moment, je stoppe son flux de paroles en lui mettant dans les oreilles les écouteurs de mon walkman avec Consumed, le sublime album ultra sombre et minimal de Plastikman. Il est stupéfait de découvrir un truc pareil, mais il adore et du coup j’ai une bonne heure devant moi pour retrouver mes esprits. Nous dînons ensuite ensemble avant de finir la soirée par une partie de cartes. Sur la photo, il découvre Kraftwerk.



Enfin, il y a ce sadhu cul-de-jatte un peu excentrique, avec qui je ne parle pas mais qui m'a l'air sympathique.



Jaiselmer, le 20 août

Le début des ennuis
Au bout d’une semaine, je pars pour Jaiselmer, une majestueuse ville fortifiée aux murs ocres en plein désert à l’extrême ouest du Rajasthan. Malheureusement, là encore les rabatteurs des hôtels, les commerçants et les chauffeurs de taxi prennent tellement les touristes pour des cons que je finis par me lasser et reprendre la route.



Mais avant de grimper dans mon bus direction l’Himalaya, j'ai le temps de louer une moto et de sillonner le désert pendant deux jours, une bonne idée qui me reviendra plus tard. C'est à cette occasion que j'assiste à un spectacle de danse, où les musiciens entrechoquent deux bouts de bois, à la facon des Espagnols avec leurs castagnettes. Ci-dessous, les danseuses qu'ils accompagnaient.



Enfin, Jaiselmer c’est aussi la ville où je ressens les premiers effets de la diarrhée qui m’accompagnera fidèlement jusqu’à la fin de mon voyage, m’affaiblissant de jour en jour et me dégoûtant progressivement de la nourriture indienne, que j’avais pourtant trouvée excellente jusque là.





Bikaner, le 21 août

Rats sacrés
Après une nuit de voyage, pendant laquelle je traverse Jodpur...



...je m’arrête dans la ville de Bikaner et prends un petit bus de banlieue pour visiter un temple dédié aux rats. Il y en a partout. Ils devisent dans les coins, grimpent sur les tridents de Siva, font la sieste à côté des bols de lait ou trottinent entre les pieds des visiteurs. Le tout baignant dans une ambiance de dévotion surréaliste que l’odeur pestilentielle ne parvient pas à troubler.






En sortant du temple, un nouveau mystère de l’Inde m’attend : une véritable vache à cinq pattes. C’est vrai, je le jure, il y en a cinq. La patte supplémentaire, toute rachitique, sort de son omoplate gauche et fait le tour de son encolure, le sabot pendouillant mollement dans le vide. Le phénomène est agrémenté d’un élégant ruban rouge et exposé dans une carriole à la décoration tapageuse tractée par une autre vache. Je suis tellement scié que j'en oublie de la photographier.
Un peu plus loin, je tombe sur une assemblée joyeusement colorée. Je ne sais pas ce que tous ces dames font ici, probablement une occasion religieuse, mais voici la photo prise à cette occasion.

3 - L'Himalaya indien

Chandigar, le 22 août

Lecorbusier en Inde
Le soir, je prends le train pour Chandigar, une ville nouvelle du Penjab construite dans les années cinquante par Lecorbusier. Ses habitants sont extrêmement fiers de demeurer dans cette zone franche propre et ordonnée, qui tranche de façon incongrue avec l’insondable désordre dans lequel est plongé le reste du pays. Mais pour un Européen, cette ville aux airs de banlieue cossue un peu rétro avec pavillons à jardinets et gros bâtiments publics en béton n'a pas grand intérêt. Je reste deux heures, en profite pour prendre une douche dans une espèce d’auberge de jeunesse soviétique, et pars directement pour la vallée de la Parvati, dans les contreforts de l'Himalaya, à huit heures de bus.

Manikaran, le 24 août

Un parfum familier
A quelques kilomètres de l’arrivée, un parfum familier me fait lever la tête de mon livre. Je regarde par la fenêtre et là, je n’en crois pas mes yeux, des buissons d’herbe poussent à perte de vue sur le bord de la route. Pas un buisson de temps en temps, non, de la bonne beu sur des kilomètres et des kilomètres… Deux heures plus tard, me voici dans le village de Manikaran, un lieu saint à la fois pour les Hindous et pour les Sikhs. Je prends une chambre donnant sur une rivière déchaînée et un joli temple sikh construit sur une source d’eau chaude aménagée en bains publics. Comme Lonely Planet stipule que son accès est autorisé aux étrangers, je descends m’y baigner, quand même un peu intimidé au milieu de tous ces grands barbus enturbannés qui regardent avec curiosité le petit blond barbotant dans son costume de bain rouge.



Malana, le 27 août

Chez les descendants d'Alexandre le Grand
Le lendemain, je me lance dans une ascension éprouvante pour rejoindre Malana, un village perché au sommet d’une montagne, dont les habitants se prétendent les descendants d'Alexandre le Grand. Ils sont un millier, parlent une langue qui leur est propre et s’estiment tellement purs que personne n’a le droit de les toucher, ni eux ni leurs maisons, sous peine d'une amende de mille roupies ! Lorsque l’on traverse leur village, il est recommandé de suivre un petit chemin de pierres pour être bien sûr de ne pas enfreindre la règle.



Cette exacerbation de la primauté par la caste a un impact surprenant sur les enfants du village, qui ne me courent pas après comme dans les autres villages indiens et, pour certains, semblent même me regarder avec une mine dégoûtée… Mais si tout contact physique est proscrit, les habitants sont par contre très pressants pour me vendre leur fameuse crème de Malana, réputé dans l’Inde entière pour être le meilleur charas du pays. Je reste deux nuits dans une petite guesthouse surplombant ce village étonnant, qui ne devrait pas longtemps garder sa singularité à en croire les explosions de dynamite répétées des ouvriers qui construisent une route dans sa direction.



Je repars avec deux autres voyageurs et un guide en direction de la vallée de Kulu. Le chemin passe par un col, en tout il y en a pour vingt kilomètres à cavaler sur des sentiers parfois très escarpés. On passe du paysage alpin avec sapins et violettes à de grands plateaux de bruyères, où de grosses pierres percent à travers la brume. C’est très joli, par contre la boulette d’opium ingérée la veille semble ne pas passer, car je suis malade comme un chien dès les premières ascensions. Je n’ai pas de souffle, pas de jambes, de la fièvre, la nausée en permanence. Je vomis, m’arrête toutes les demi-heures pour récupérer, m’accroche pour rattraper les trois autres qui, au contraire, gambadent comme des lapins, c’est l’horreur.







Vashisht, le 28 août

Spot hippie
Après une longue journée de lutte, j’arrive à Vashisht, village jumeau de Manali, spot mythique des hippies dans les années 70. Mais je n'y reste que le temps d’une trempette nocturne dans d’antiques bains publics, d’un repas face aux montagnes et de quelques instants de tendresse avec un lapin angora géant.



C'est que je suis pressé d'arriver au Ladakh, la partie indienne du Tibet, ou je compte rester un moment. Vers deux heures du matin, je prends donc une jeep. Durant les vingt-quatre heures du voyage au milieu des massifs himalayens, mon état s’aggrave, j’ai une fièvre de cheval accompagnée de crises de diarrhée épouvantables. Mais comme je fais croire à tout le monde que c’est le conducteur ladakhi qui pète sans discontinuer, personne n’ose protester. Je sais, c’est ignoble.

Leh, 13 septembre

Enfin le Ladakh !
Lorsque nous arrivons finalement à Leh, la capitale du Ladakh, je découvre une petite ville traditionnelle construite sur un plateau rocailleux à 3500 mètres d’altitude. Elle est entourée de monastères à flancs de montagnes et cernée au loin par d’imposants sommets enneigées qui culminent à 7000 m.



L'ambiance est si différente du reste de l'Inde que j’ai l’impression d’avoir changé de pays, si ce n’est de continent. Les Ladakhis, qui sont bouddhistes, se montrent plus calmes et plus attentionnés, leurs vêtements et leur architecture sont nettement moins exubérants. Ci-dessous, quelques stupas, des sortes de calvaires.




Les rues sont propres et les seuls animaux en liberté sont des ânes et des yaks. Je trouve même une bonne boulangerie tenue par un vieux Sikh toujours souriant.



J’arrive en plein festival folklorique et c’est l’occasion d’assister à un défilé de Ladakhis en costume traditionnel rouge et noir avec leurs petites bottines brodées pointues, précédés par des lamas coiffés des mêmes drôles de bicornes dorés qu’ils arborent dans Tintin.



Le premier soir, je rencontre Juan et Hugo, deux Français un peu perchés qui courent le monde sur leur moto pour assembler des Ouroboros, d’immenses serpents qui se mordent la queue, avant de les prendre en photo par satellite. Ils me font bien marrer à raconter mille anecdotes de voyage, en scandant chaque histoire d’un chilom précédé d’un solennel « boom ! ».



Les yeux jaunes
Malheureusement, je ne peux pas profiter de mon séjour, car je vais de plus en plus mal. Je consulte un médecin, qui me prescrit des antibiotiques et de l’aspirine pour lutter contre ce qu’il pense être une grosse crève, mais le traitement n’a aucun effet. Mes forces continuent de me quitter, la fièvre est toujours aussi forte et j’ai des maux de ventre qui me tordent en deux. Je passe la semaine suivante au fond de mon lit, à peine capable de me lever pour aller aux toilettes. Bientôt, je n’arrive plus à avaler quoi que ce soit, ne serait-ce que pour accompagner mes médicaments. Lorsque je me regarde dans la glace, j’ai mauvaise mine, bien sûr, mais surtout j’ai les yeux tout jaunes, c’est vraiment dégoûtant. Je suis aussi de plus en plus maigre, en tout je perds une dizaine de kilos. Heureusement, Juan et Hugo viennent me raconter des blagues tous les jours et, puisque la situation n’évolue pas, ils finissent par m’emmener à l’hôpital. Le médecin me fait aliter et placer sous perfusion de glucose et d’eau salée, avant de m’annoncer que j’ai attrapé une hépatite A qui couvait probablement depuis Pushkar. Le plus dur est passé, mais il doit me garder deux jours à l’hôpital. Aucun traitement n’est nécessaire en dehors de compléments énergétiques, j’en aurai toutefois pour deux mois de grosse fatigue avant d’être vraiment rétabli.



A ma sortie de l’hôpital, je tente quelques pas dans la rue. C’est pathétique, je marche à la vitesse d’une très vieille dame et je suis obligé de m’arrêter tous les dix mètres pour reprendre mon souffle. Avant de traverser, je dois faire très attention car je serais tout à fait incapable d’échapper à une voiture trop rapide.

A moto dans l’Himalaya
Le Ladakh est avant tout réputé pour ses paysages somptueux, propices aux longues randonnées. Dans mon état, il n’en est pas question. Mais au bout de quelques jours, j’ai repris suffisamment de forces pour louer une moto et me balader. Après m’être testé avec des expéditions vers des monastères à quelques heures de Leh.











Mes hôtes d'un soir.





Je passe ensuite le Kardung La, le plus haut col carrossé au monde avec ses 5600 mètres d’altitude. Au sommet, je suis à deux doigts de tourner de l’oeil en raison du froid et du manque d’oxygène, mais un thé brûlant et quelques sucreries servis dans un baraquement tombé à point nommé me remettent d’aplomb.





Sur l’autre versant, des ouvriers travaillent à remettre en état la route, que le gel ne cesse d’éclater. J’évite les crevasses les plus profondes et roule toute la journée au milieu de paysages lunaires monumentaux.




Le soir, après avoir dépassé un troupeau de chameaux sauvages, j’arrive dans la Nubra, une vallée miraculeusement recouverte de champs de fleurs et de potagers.



J’ai emprunté la seule route pour y accéder, les frontières avec la Chine et le Pakistan voisins étant coupées en raison de différents frontaliers, si bien que l’endroit est incroyablement isolé et vit au ralenti, presque en autarcie grâce à ses délicieux légumes. Il ne me reste plus que quelques jours et je fais traîner les choses au maximum dans ce petit jardin d’Eden du bout du monde. Je me balade, prends le temps de discuter avec les gens, donne un coup de main à la cuisine.



Paris, le 16 septembre

Départ
Enfin
, il
me faut bien décoller sous peine de planter mon billet de retour. Je retourne donc à Leh rendre ma moto, m’envole pour New Delhi en évitant bourgeoisement les quarante heures de bus, puis, dans la foulée, prends mon avion pour Paris. Heureux de retrouver mes amis, mais avec au fond de moi une idée fixe : repartir.