18 – Descente du Kenya par la face nord



Nairobi, le 28 juillet

En équilibre sur la bétaillère
Le voyage de la frontière éthiopienne jusqu’à Isiolo, dernière étape avant Nairobi, a la réputation d’être épique. C’est mérité. Nous nous nous installons sur le toit d’un camion, plus précisément sur les arceaux métalliques de son armature. Ce n’est pas une route sur laquelle nous roulons, mais une piste. Le camion soulève des nuages de poussière qui colle à la peau et aux cheveux, mais surtout ça saute dans tous les sens et quasiment sans interruption. A chaque cahot, la barre cogne contre les os des fesses. Du coup, il faut amortir en coinçant ses pieds et ses mains sur d’autres barres et rester bien tendu et concentré pour faire suspension. Et il n’est pas question de descendre se reposer à l’intérieur du camion. Une quinzaine de vaches se serrent sous nos pieds et elles ne semblent pas prêtes à se pousser. C’est à ce moment-là que ma voisine manque de tomber et se rattrappe de justesse en donnant un grand coup de pied dans le sac, où il y a mon ordinateur, et elle en fend l’écran. Maintenant j’écris avec une crevasse au milieu de mon texte, c’est moins pratique. Mon appareil photo en prend aussi un coup, puisque pendant une semaine il va faire semblant de fonctionner, mais en liquidant les clichés au fur et à mesure. Nos quelques joints ne sont pas de trop pour adoucir ces conditions difficiles. Pour plus de sécurité, nous avons aussi prévu trois litres d’infusion de khat qui nous aident à bien rester concentrés sur la conduite.



Au milieu de nulle part
La route file tout droit au milieu de nulle part. A droite, à gauche, devant et derrière, ce n’est qu’un immense désert rocailleux vide et plat. Parfois, on distingue à quelques centaines de mètres un berger perdu avec ses chèvres, un troupeau d’antilopes sur le qui-vive ou des autruches dont quelques unes, effectivement, semblent plonger la tête dans le sol. De quoi oublier un moment la barre qui cogne le cul. Pour s’occuper, il y a aussi les discussions avec les Kenyans. Entre deux féroces critiques sur la tactique de Domenech pendant l’Euro, ils m’expliquent que la route n’est toujours pas bitumée parce que le gouvernement délaisse totalement cette partie du pays, ici surnommée « Kenya B ». Nous roulons comme ça toute la journée. Vers 18h, la nuit tombe et nous continuons sous les étoiles. Le spectacle est magique, mais au bout d’un moment le vent de face rend la température glaciale tandis que les cahots sont toujours aussi violents. La fin du voyage se passe en mode survie, les dents serrés. Je baisse la tête, somnole vaguement. Mon voisin s’en rend compte et m’envoie une bourade. Surtout ne pas se laisser aller, me dit-il, en fin de voyage il arrive que des passagers s’endorment et tombent du toit. Il y a régulièrement des morts. Pour les derniers kilomètres, je mets Space de Klf dans le lecteur mp3 et me laisse emporter par les spirales ascensionnelles en dégustant le dernier joint. Le monde redevient tout à coup plus fréquentable. A deux heures du matin, les lumières d’Isiolo, la ville étape, apparaissent enfin. Cela fait dix-sept heures que nous nous cramponnons sur le toit de cette bétaillère.

Zombies en embuscade
Mais la fête n’est pas terminée. Au saut du camion, des grappes d’enfants des rues nous attendent. La plupart sont ivres, défoncés, ou plus vraisemblablement les deux. Il y en a un qui regarde fixement devant lui en laissant dégouliner la pâte verte du khat de sa bouche entrouverte, tandis qu’un autre, en loques et surexcité, s’accroche à ma manche pour me traîner jusqu’à l’hôtel qui l’appointe. C’est un vigile planté devant une sorte de porte de saloon qui nous débarrasse d’eux. Comme le plus ravagé des enfants insiste, il prend un coup de poing dans la figure. Mais le videur est ivre mort lui aussi, et et il part bientôt dans une titubante démonstration d’escrime avec l’énorme aiguille de cordonnier qu’il utilise pour poinçonner les gamins qui lui cherchent des poux. Nous tâchons de le calmer, mais autant essayer de faire pipi sur un moustique en vol. Il est temps de battre en retraite. Nous enjambons une grappe de corps endormis sur le trottoir et nous réfugions dans le seul bistrot décent encore ouvert. La nuit à Isiolo, c’est un film d’horreur tourné dans un décor de western africain. Tarantino adorerait.

1 commentaire:

Jean-Marc Liotier a dit…

Je l'ai fait avec les mêmes moyens dans l'autre sens début 1999 et ce fut plutôt un bon souvenir. Pour commencer il vaut mieux négocier un siège (ou deux pour être tranquille) à côté du conducteur - c'est beaucoup plus confortable que le toit du camion en plein soleil sur une barre métallique. Pour le reste j'ai aimé les paysages et les bavardages pendant le trajet, sans compter les réparations de fortune comme la remise en place à coup de masse des lames de suspension tenant ensemble avec des cordes nouées.

Isiolo est un village de passage pour les convois - et évidemment c'est un endroit un peu difficile, mais finalement pas plus qu'un autre dans les mêmes conditions. C'est même limite reposant comparé à Nairobi. J'ai un bon souvenir de l'auberge, même si vols et escroqueries dehors imposent d'être vigilant.