Socotra, l’île hors du temps (libération.fr)



Socotra, l’île hors du temps
Un petit coin de paradis endormi sous le soleil de l’Océan indien s’ouvre tout doucement au tourisme. Récit d’un visiteur ébloui.

La nuit est tombée sur l’oued asséché, interrompant les tribulations des chèvres, des lézards et des étranges vautours jaunes. Accroché au sommet de la falaise, le sandragon déploie sa silhouette en ombrelle sous la pleine Lune tandis que, blotti dans mon mon sac de couchage, je me perds dans la contemplation de cet arbre mythique dont la sève rouge serait issue du sang d’un dragon combattant un éléphant.
Il est l’emblème de Socotra, une île yéménite perdue au large de la Somalie qui se détacha voici vingt millions d’années de la plaque tectonique afro-arabe, emmenant dans l’Océan indien une foule de plantes aujourd’hui éteintes dans leur région d’origine. Ce sanctuaire de l’ère jurassique a permis au sandragon d’échapper au règne des grands herbivores africains, sauvant son écorce en compagnie d’un citronnier de la taille d’un pommier et d’un adénium joufflu, sorte de baobab fibreux auquel un horticulteur facétieux aurait rajouté une couronne de fleurs roses. Ces rescapés sont accompagnés par une quinzaine de variétés locales d’encensiers et d’arbres à myrrhe, qui ont fait la réputation de l’île chez les Egyptiens et les Grecs depuis la plus haute Antiquité. En tout, le tiers des neuf cents espèces végétales recensées ici est endémique, un taux comparable à celui des Galapagos et d’Hawai, qui donne parfois au visiteur l’impression d’arpenter une planète inconnue.



On vient aussi à Socotra pour ses plages à couper le souffle. A l’est, une série de dunes érigée par les vents violents de l’été donne l’impression de jaillir de la mer pour monter à l’assaut des flancs déchirés de la montagne. Je bivouaque à leur pied, au bord d’un filet d’eau douce. Du fait de l’absence de pollution, l’endroit regorge de vie. Des poissons guettent les alluvions en rangs serrés dans le ruisseau, tandis que des crabes et des bernard-l’ermite patrouillent toute la nuit autour du feu de camp, qui dégage un délicieux parfum de bois arômatique. La pointe ouest n’est pas en reste, avec son lagon en dégradé de turquoises dont les vaguelettes s’étalent paresseusement sur un arc de sable blanc parfaitement poudreux et, bien entendu, absolument désert. Après avoir englouti tout un banc d’huîtres sauvages, j’embarque sur le bateau d’un pêcheur pour faire le tour de falaises abritant des nuées d’oiseaux migrateurs, avant de conclure mon séjour par une session de plongée. Je tombe sur une assemblée de poissons multicolores occupés à brouter un corail vert, jaune et mauve, en compagnie d’une grosse tortue placide, d’une pieuvre un tantinet farouche et d’une raie manta survoltée qui multiplie les saltos hors de l’eau.
Pendant que je barbote, trois Socotris drapés dans leur élégante jupe longue se partagent un mérou sous l’abri de pierres surmontant la plage. A voir leur souriante indolence polie par des générations passées à contempler la mer en commentant le cours de la chêvre entre copains, je me surprends à échaffauder des plans pour rater l’avion qui menace de m’arracher à cette vraie vie que je mérite moi aussi.
Antoine Calvino

Sur le site de Libération :
http://voyageorigine.liberation.fr/grandes-destinations/coup-de-coeur-socotra-ile-hors-du-temps

2 commentaires:

francois Gautier a dit…

Beaux commentaires, vivants et en temps réel. Bravo.
François Gautier
(ancien correspondant du Figaro)

mamiaorana a dit…

Me voilà revenue et je lis avec délice votre récit sur Socotra. C'est tellement proche encore pour moi que ce que vous décrivez, vos sensations, votre admiration face à cette vie sereine, cette magnificence d'une nature non altérée encore, que je ressens comme un serrement au cœur, cette émotion violente parfois, capable de vous mouiller les yeux de larmes.