2 - Les raves de Goa

Anjuna (Goa), le 21 décembre

Antoine le motard
Ca y est, j'ai ma moto ! Sonny et Bunny, les deux Sikhs, me louent une magnifique Enfield noire de 1998. Elle a beau être moins récente que celle du maire de Kagal, elle est en parfait état de marche. Elle est aussi plus puissante, avec ses 500 cc. Pour que je puisse faire la route dans les meilleures conditions, ils me l'equipent d'un protège-moteur, un porte-bagages et un deuxième rétroviseur. Elle me coûte 12 000 roupies pour deux mois (moins de 200 euros) et je n’ai donc pas à me soucier de la revente. Bref, c’est la fête.



Par contre, l’apprentissage est un peu difficile, surtout le démarrage. J’ai du mal à comprendre comment on fait remonter le piston, avant de donner le bon coup de kick, long et appuyé. Au début, l’opération me prend systématiquement cinq à dix bonnes minutes et je me prends quelques retours cuisants dans la plante du pied. Souvent, ce sont des Indiens compatissants et rigolards qui finissent par me la démarrer. Mais une fois sur la route, plus personne ne sait comment j’en suis arrivé là et je me la raconte bien, le regard fier et le dos bien droit sur ma bécane vintage qui fait vrrlap vrrlap vrrlap entre mes cuisses… Les premiers jours, je vais tout doucement pour ne pas risquer d’embardée irrattrapable, mais cela passe totalement inaperçu car les Indiens ne semblent jamais dépasser les 50 km/h.

Chapora (Goa), le 24 décembre

Goa, terre de raves

Me voici donc sur la terre mythique des tranceux. Ce petit état indien a même donné son nom à la branche principale de ce genre de techno énergique, planant et mélodique: la trance goa. Avant de quitter la France, j’ai lu que le gouvernement local met tout en oeuvre depuis plusieurs années pour mettre fin aux fêtes qui s’enchaînaient quasiment tous les jours sur les plages et dans la jungle. Je viens pour écrire un article sur ce qui reste de cette scène, raconter son histoire en la reliant à ses origines hippies et essayer de comprendre ce qui a mal tourné, pour quelle raison les autorités sont si acharnées à sa perte (l'article est en ligne à la fin du blog).

Sur la piste des tranceux
Je sais juste que les deux plages mythiques des ravers sont celles des villages d’Anjuna et de Vagator, dans le nord de l’état. Je commence par me rendre au grand marché du mercredi d’Anjuna, où le parrain d’Hugo vend de l’artisanat asiatique. Curieusement, je le trouve assez facilement au milieu de cet invraisemblable bazar d’étoffes kashmiris, de statuettes népalaises, de sacs rajasthanis et de jus de fruits goanais.





Vieux hippie
Il n’a pas l’air très concerné par la techno, mais il me conseille de faire un tour le midi chez Jo Banana, un restaurant qui rassemble les vieux hippies du coin, dont Eddie 8 Finger, le plus ancien d’entre eux du haut de ses quatre-vingt-quatre ans. Dont acte. A midi pétante, je vois débarquer un vieux monsieur en chemise à fleurs équipé d’un sonotone. Il me raconte gentiment son arrivée en 64, lorsque la région n’abritait pas plus d’une vingtaine de travellers chevelus. Si le spot est vite devenu mythique, c’est en grande partie parce que les Indiens avaient l’habitude des Portugais et savaient recevoir. Il me parle de la liberté dont tout le monde rêvait en Occident et qui avait cours ici : vivre avec trois sous, dormir à la belle étoile, jouer de la musique, paresser nu toute la journée, prendre des drogues, pratiquer l’amour libre… Je le trouve trop mignon, ce vieux hippie facétieux qui a l’âge d’être mon grand-père. A la fin du repas, comme on m’a dit qu’il ne touche pas de retraite, je lui propose de régler son repas, mais il me répond que quelqu’un s’en est déjà occupé. J’apprendrai un peu plus tard qu’il a nourri pendant des années les junkies qui se laissaient mourir et, qu’en retour, les anciens de Goa lui assurent sa subsistance. En attendant, je n’ai pas appris grand chose sur la trance, en dehors du fait qu’Eddie adore ça.

Anjuna la déchue
La plage d’Anjuna, en face de laquelle j’ai pris pension, n’a plus grand chose à voir avec celle de l’âge d’or évoqué par Eddie. Ni même avec celle des fameuses raves qui motivent mon passage. Aujourd’hui, la mince bande de sable bordée de cocotiers est prise d’assaut par un mélange d’Anglaises avachies sous les parasols Coca-Cola, de Russes en slip de bain qui se lancent des frisbees, de vieux freaks tatoués assis en yogi dans leur string ficelle et d’Indiens tout gênés dans les vagues par leur pantalon et leur sari. Ce n’est pas encore l’internationale des Bidochon, mais on y arrive doucement. La faune a si peu d'intérêt que je me rabats sur un oiseau autrement plus amusant, qui croit marcher discrètement.





Le jeudi et le dimanche, toutefois, l’un des bars de la plage, le Currley’s, programme de la trance de 17h à 22h. Les danseurs s’y défoulent gentiment face au coucher du soleil, fort joli ma foi.



La nuit, la plage change de propriétaire. Alors que je rentre au clair de Lune, je me fais courser par une dizaine de chiens et je ne dois le salut de mes mollets qu’à une prompte retraite protégée par une tige de bambou que j’avais eu la présence d’esprit de prendre avec moi. Je glane quelques infos au Paradiso, la plus grosse boîte locale. Un barman m’explique qu’on n’y joue plus de trance depuis l’année dernière, mais que je ferais bien d’interroger deux DJ indiens, les Dragonboyz, qui y étaient résidents pendant cinq ans. Je vais directement les voir dans leur maison près de la station-service. Ils m’expliquent que la scène est morte, car il est maintenant interdit de faire de la musique après 22h. Ils ajoutent que même dans les clubs, la trance est illégale, ce qui me laisse dubitatif. Puis ils me renvoient vers Chapora, un village voisin de Vagator, où se trouve le label Disco Valley tenu par Teo, un Grec.



Les fossiles de Chapora
C’est l’endroit que je cherchais. Toute la journée, les plus beaux fossiles de la trance goanaise y ronchonnent sur la fin des « parties » en enchaînant les chiloms à un rythme spectaculaire. Pour huit à dix personnes, comptez en permanence trois chiloms en circulation et trois en préparation.



En plus de quelques allumés persuadés que les autorités ne tolèrent pas la liberté procurée par les substances psychotropes, vieux refrain paranoïaque qui circule dans les raves depuis toujours, j’y rencontre quelques personnages censés, dont Teo, qui me donnent des infos intéressantes sur l’histoire des fêtes à Goa, la musique, la corruption de la police, les raisons de la répression... Faute de rencontrer Goa Gil, le DJ emblématique de la région, qui est en Afrique jusqu’au printemps, je trouve sur le Net une intéressante interview de lui sur la genèse de la trance goa. On me copie aussi un documentaire instructif intitulé « The last hippie standing », où le premier ministre de Goa indique clairement qu’il veut chasser les freaks car il souhaite développer un tourisme traditionnel plus pourvoyeur de devises. Histoire de poser mes questions directement aux intéressés, j’appelle le porte-parole du gouvernement et le chef de la police. Mais pour que mon aperçu de la scène soit complet, il me faut maintenant faire la fête... Je me prépare donc à passer à la before du Nine Bar de Vagator le 23 décembre et le lendemain pour Noël au Hilltop, où se tient l’une des deux seules fêtes autorisées de l’année, avec celle du Nouvel An.
Mais avant de vous raconter ça, je vous montre le truc qui est sorti des toilettes, ou plutôt qui a fait un petit saut de coté en gardant sa place au frais, lorsque j'ai tiré la chasse...



Pendant que j'y suis, je vous mets aussi la porte de la laverie...



Chercher le garcon
Imaginez-vous un grand dancefloor surplombant une plage magnifique, droit dans l’alignement du soleil couchant. En plus, le sound system est excellent. D'accord, sur la photo, ca rend bizarre car je l'ai prise quand il n'y avait personne, mais j'ai du me presser avant que le soleil ne se couche.



Je fais volontiers le malin avec les histoires de fumette, mais en réalité je suis un petit joueur. Les joints trop chargés m’ont flingué tellement de soirées que je me méfie. Mais bon, sur ce grand dancefloor surplombant une plage magnifique, je me sens de me lâcher. Ce soir, c’est Teo qui mixe et, bien que je ne sois pas très amateur de trance, genre un peu pompier à mon goût, je prends mon pied. C’est lourd, carré, mental, austère et sombre, très techno et en même temps très fluide, vraiment sympa. Du coup, quand un chilom passe devant moi, je me dis que ça va me permettre de rentrer plus profondément dans le son et je remplis confortablement mes poumons. Grave erreur. Je ne passe même pas par la phase euphorique, deux minutes plus tard je suis complètement perdu. La musique va trop vite, impossible de suivre. Bientôt je me suis incapable de coller au rythme, serait-ce en tapant du pied par terre. Même sans bouger, je ne sais pas quelle position adopter. Je n’ose pas aller m’asseoir non plus, j’aurais trop peur que quelqu’un m’adresse la parole. Je reste planté sur place, empêtré dans ma gêne. Je sais que ça va finir par passer, je respire bien fort, mais pour le moment, vraiment, ça ne passe pas. Autour de moi, tout le monde danse, j’essaie de me faire discret, invisible. Au bout d’une bonne heure, je me sens un petit peu mieux et je parviens enfin à me poser dans un coin. C’est le moment que choisit une grande jeune femme bronzée en robe blanche pour s’asseoir à côté de moi.

Me montrer des trucs
Elle est Indienne, me raconte dans un anglais approximatif des histoires que je ne comprends pas. Au bout d’un moment, je réalise qu’elle voudrait que je lui prête cinq cents roupies en attendant une rentrée d’argent. Elle serait bien partante aussi pour que je la dépose chez elle après la soirée. Si ça me tente, elle pourra me montrer des trucs… J’ai un peu de mal à saisir, alors elle prend un air entendu. Non, mais elle est en train de me racoler ou quoi !? Je ne sais pas quoi dire, toujours aux prises avec mon cerveau enfumé. Bêtement, je ne veux pas la vexer, alors je cherche à gagner du temps, je lui dis qu’il faut que je réfléchisse. Finalement, la musique s’arrête, elle m’escorte jusqu’au parking. J’essaie de lui expliquer que je veux bien faire un crochet par chez elle sans m’arrêter, mais je n’ai pas l’impression qu’elle comprenne. Alors je lui donne ce que j’ai, cent roupies, en espérant la décramponner. Sans succès. Une fois installé avec elle sur la moto, je réalise que je serais bien incapable de ramener qui que ce soit, moi y compris. Nous montons dans un taxi et je la plante devant sa porte malgré ses protestations, sous l’œil scandalisé du chauffeur qui n’en revient pas que j’ai pu laisser une occasion de tirer un coup. Demain, c’est sûr, pas de chilom à la rave de Noël.

Chapora, le 27 décembre

Joyeux Noël !
Aujourd’hui, c’est la veillée de Noël. Une crèche toute mignonne a été installée devant la chapelle de Chapora, les enfants du village sont coiffés de chapeaux rouges à ponpon blanc et les amis s’embrassent en se souhaitant un joyeux Noël.



J’envoie un mail à ma famille que je sais réunie. J’imagine les ruses de mon beau-frère pour échapper à la messe, l’excitation de ma petite-nièce devant ses cadeaux. Je me sens un peu seul. Quelques heures plus tôt, deux Anglais arrivant de leur île natale en stop (www.nickandmaggie.com) me disaient à quel point ils considéraient que les travellers de Goa ont beau avoir l’air cool, en fait c’est chacun pour soi, la seule chose qui compte c’est de faire la fête et de s’envoyer un maximum de défonce. Ils avaient justement évoqué le cas d’un jeune type aux pieds nus juste vêtu d’un jean noir de crasse, l’air complètement perché à triturer son collier pendant des heures, sans que cela ne gêne personne si ce n’est les commerçants qui lui disent de dégager. Comme celui-ci passe à côté de moi, je suis pris d’une brusque bouffée d’empathie. Je lui demande si tout va bien et, surprise, il répond, semble à peu prêt net. Il me dit qu’il a faim, qu’il n’a rien mangé de la journée. Je lui offre un sandwich, il est ravi. En mâchant, il me raconte qu’il s’appelle Alexander, qu’il est Russe, qu’il est en Inde depuis onze mois, qu’il a perdu son sac avec toutes ses affaires et son argent, et qu’il cherche du travail. En attendant, je lui propose déjà de prendre une douche dans ma guesthouse et, comme il n’arrête pas de tousser, je lui achète une jolie couverture un peu douce pour qu’il n’ait pas froid la nuit. Il est tout content. Ca fait un peu cliché cette histoire de Noël, mais au moment où tous ces gens s’embrassent à côté de nous sans nous voir, ça me fait du bien de partager ce petit moment de chaleur. Deux jours plus tard, je le croiserai à nouveau. Il me reconnaîtra et me sourira, me montrant la couverture qu’il n’a pas perdue, arrangée sur sa tête comme un chèche pour le protéger du soleil.

Rave et cocotiers fluo
Dans Chapora, la soirée avance et la rue bourdonne d’un va-et-vient incessant de gens surexcités en scooters. A minuit, l'ambiance monte encore d'un cran lorsque des feux d’artifices sont tirés au-dessus des cocotiers.



Vers trois heures, tout le monde prend la direction du Hilltop, à deux kilomètres de là. Pas fou, cette fois je monte dans un taxi. Teo, qui joue en fin de nuit, fait passer tout le monde avec lui. Sinon, nous aurions dû débourser 1500 roupies (25 euros). Un prix à peu près normal pour la France, mais en Inde on dîne bien pour 50 roupies... Le site est joli. Ce n’est pas la jungle, mais un grand espace en extérieur entouré de murs et sécurisé par une quarantaine d’agents en blouson jaune. Le dancefloor, assez vaste, est jalonné de cocotiers peints en fluo et encadré par des tentures psychédéliques. Sur les côtés, des chai mama ont installé des nattes sur lesquelles on peut s’asseoir pour discuter, boire un thé ou manger un fruit. A notre arrivée, les Indiens en chemise disco pailletée et lunettes de soleil couvrantes représentent la moitié des 2000 personnes présentes, donnant à la soirée une surprenante touche Bollywood. Mais au petit matin, ils laissent la place aux habitués, dont beaucoup sortent du lit. Les garçons sont magnifiques, torses nus ornés de savants tatouages ésotériques, leurs dreadlocks rehaussées de fils de couleurs voltigeant dans la lumière rasante. Certains suivent la musique avec un grand bâton, le faisant tourner indéfiniment sur leurs bras et leurs épaules. Les danseurs les plus plus acharnés semblent être les Japonais, qui rebondissent comme du caoutchouc devant les enceintes en martelant le sol de leurs pieds nus. Mais ce sont les filles qui impressionnent le plus. Fraîches, souriantes, belles à tomber dans leur jupe fendue, top asymétrique, dos nu et déshabillé de soie aux couleurs éclatantes. Toute la journée, le dancefloor reste aussi glamour et dynamique sans jamais désemplir pendant que le soleil tourne au dessus des têtes. Pas de doute, l’énergie de Goa est toujours là, elle ne demande qu’une occasion pour s’exprimer.











Quinze heures sur le dancefloor
A l’exception de deux Brestois bien sympas avec qui je discute un moment, je ne connais personne. Alors moi aussi, je danse sans presque jamais m’arrêter. Et lorsque vient la fatigue, je pense à ma chance d’être ici, au voyage que je débute, aux aventures qui m’attendent. Alors l’euphorie me gagne et je saute de plus belle dans les nuages de poussière rouge. En tout, je passe presque quinze heures d’affilée sur ce dancefloor, cela faisait bien dix ans que je ne m’étais pas lâché comme ça. En milieu d’après-midi, je réalise que la semelle de mes sandales achetée la semaine précédente s’est mise à bailler et je les retire. Malgré le soleil, la température du sol est tout à fait supportable pour les pieds nus, un employé indien ayant la délicatesse de l’arroser régulièrement. En fin de journée, la musique commence à dégénérer, les mélodies se font de plus en plus mièvres et les breaks de plus en plus fréquents. Le soleil se prépare à se coucher, je me décide à l’imiter.







Après une douche et un petit encas, je termine en beauté ma rave de Noël avec un passage par le cabinet de relaxologie de Chapora. Le masseur m’applique des points de pression sur les pieds, les mollets, les genoux. Lorsqu’il arrive à la tête, je m’endors, mais je suis sûr que mon corps continue d’en profiter. Une demi-heure plus tard, je repars vers mon lit, tout engourdi de sommeil, les muscles un peu moins raides, prêt à basculer dans une longue nuit.

3 commentaires:

shy-o a dit…

Très sympa ce texte!!!
Ca m'a replongé instantanément dans tous les endroits que tu évoques!!!
C'est vrai que l'énergie de Goa n'est pas morte... Dailleurs, as tu eu le temps de faire un tour vers "Ashwem", et toutes ces plages en direction d'Arambol?
De plus, je crois svoir que l'ambiance "freaks" des premiers temps se retrouve également plus dans le nord de l'état voire limite sud du Karnataka!
En tout cas bravo, bien écrit, sympa à lire, plein d'émotions!!

Charles. (shy-o)

PS: On s'est vu 2/3 fois, par l'intermédiaire de Léna...

justine a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Anonyme a dit…

Bonjour

J'ai découvert ton blog il y a peu, tes textes sont très agréables à lire et les photos assez jolies, je n'en suis qu au début mais j'ai hâte de lire le reste