12 - Awra Amba, une utopie africaine



Awra Amba, le 14 avril

La communauté d’Awra Amba
De retour à Bahar Dar, je grimpe dans un minibus pour la ville de Gonder. Peu après le départ, quelqu’un me parle d’Awra Amba, une communauté villageoise athée pratiquant l’égalité des sexes, qui serait installée dans la campagne à une vingtaine de kilomètres de ma route. Dans le contexte profondément religieux et patriarcal de l’Ethiopie, un tel projet relève du miracle et il me faut voir cela de mes yeux. Je descends donc au bled suivant, emprunte une correspondance qui m’arrête en pleine cambrousse, le chauffeur m’indiquant un chemin boueux au bout duquel je trouverai la communauté. Je chemine sous la pluie pendant deux kilomètres, traversant de jolis paysages de collines et de labours avant d’arriver à Awra Amba. Au premier coup d’œil, le site n’a rien de particulier. Accroché à flanc de coteau, c’est un ensemble de maisons de torchis surmontées d’un toit de chaume pour les plus anciennes, de tôle pour les plus récentes, organisé autour d’un grand arbre.



Je suis gentiment accueilli par un jeune couple parlant anglais qui me fait visiter le village, ses ateliers de tissage, sa machine à moudre le grain, son infirmerie, son hospice et une maison avec son four et son métier à tisser. Le lendemain, je rencontre le fondateur, Zumra, que j’interviewe longuement.



Egalité des sexes
Le projet est effectivement étonnant, d’un modernisme social à faire pâlir bien des démocrates et des féministes occidentaux. Les hommes et les femmes sont rigoureusement égaux, ce qui signifie que les tâches ne sont pas attribuées en fonction du sexe, mais des capacités et des désirs de chacun. Certaines femmes participent à la construction des maisons ou labourent la terre en conduisant les bœufs, sous l’œil atterré des paysans voisins qui viennent faire broyer leur millet dans la machine du village. Réciproquement, les hommes ne rechignent pas à filer le coton, faire tourner les machines à tisser, cuisiner et s’occuper des enfants lorsqu’ils ne sont plus en âge de têter leur mère. Les travaux s’effectuent toujours en équipe et, à la fin de l’année, les bénéfices sont divisés équitablement entre les 104 familles. Mais il ne s’agit pas d’un communisme intégral, car chacun est libre de travailler pour son bénéfice en dehors des six journées de neuf heures de travail dues par semaine à la communauté.

La communauté tire l'essentiel de ses revenus de la confection de vêtements. Après avoir acheté le coton, elle le file. Une activité traditionnellement féminine.






(celle-là, c'est pour rire)

Après le filage, il faut enrouler le fil autour d'un cadre.




(elle est belle, hein ?)

Enfin, on passe au tissage. Il y a des métiers à tisser dans chaque maison, plus une série de machines plus performantes dans deux grands ateliers.










Un petit tour par les travaux des champs...





Là, c'est la machine à moudre du village, qui sert également aux gens des villages voisins.





Ici, un homme cuisant l'injera, scène inimaginable ailleurs en Ethiopie.







A la fontaine...



Contrairement aux usages du pays, ici les femmes ne sont pas les seules à porter le bois.



Et enfin un brin de toilette. Cette photo-là, quand je la montre à des Ethiopiens, ils ont du mal a le croire.



Une éducation impeccable
L’école, une hutte adossée à une petite bibliothèque, est ouverte à tous. Aux enfants bien sûr, mais aussi aux adultes désirant acquérir des connaissances supplémentaires.



Les professeurs sont des villageois qui ont un savoir à partager. Ils donnent des cours d’amharique, d’anglais, de géographie, de mathématiques et, très important, de morale. Il n’y a pas de vol à Awra Amba et, chose inconcevable dans ce pays où la mendicité est omniprésente, pas un enfant ne me demande quoi que ce soit de tout mon séjour. Les règles de vie sont d’ailleurs assez strictes : il est interdit de boire de l’alcool, de fumer et même de boire du café, qui est considéré comme un produit addictif.













Confraternité universelle
Un autre principe régissant la vie d’Awra Amba est la confraternité universelle. Blancs ou noirs, nous sommes tous égaux. C'est pourquoi les visiteurs étrangers paient pour une fois les mêmes tarifs que leurs homologues éthiopiens. Cela représente le quart des prix habituels, qu’il s’agisse des nuitées, des repas et des vêtements confectionnés sur place. Dans le même ordre d’idée, la communauté prend soin de ses anciens. Contrairement aux traditions africaines, ils n’habitent pas avec leur famille, mais dans un hospice où ils sont gratuitement hébergés, nourris et soignés. Une belle vieille dame enturbannée m’explique que ses camarades et elle ont eux-mêmes préféré cette solution à l’hébergement dans leur famille, où ils passaient la journée seuls pendant que tout le monde travaillait. A l’hospice ils sont entre amis de la même génération, leurs enfants et petits-enfants venant les voir en voisins.



Ni chrétien, ni musulman
En ce qui concerne la religion, on ne peut en fait pas parler de pur athéisme, les membres de la communauté considérant qu’il existe un créateur auquel ils ne donnent pas de nom, car « cela divise les hommes ». Mais ils ne suivent aucun rite, disant « préférer le travail à la prière », et ne croient pas à la vie après la mort. Le paradis, ils disent le construire ici-bas, par leur labeur et la solidarité qu’ils se manifestent les uns envers les autres. Ils ne suivent donc pas les fêtes religieuses habituellement chômées dans le pays et ne prennent de vacances que le premier de l’an du calendrier éthiopien, le 11 septembre. Les enterrements sont expédiés sans cérémonie, car « si l’on a quelque chose à dire à quelqu’un, c’est de son vivant qu’il faut le faire ». Même les mariages n’interrompent pas le travail. Les hommes et les femmes peuvent demander indifféremment la main de l’être aimé ou, s’ils sont timides, envoyer un émissaire. Le couple le fait savoir à ses amis et reprend son travail « sans même faire bouillir du thé ». On procède simplement à un test Hiv. La maladie a beau toucher 15% de la population éthiopienne, on m’assure que jamais un cas positif n’a été signalé. Nombre des jeunes de la communauté fréquentent pourtant les universités voisines.


Un fonctionnement démocratique
Il reste la question de la direction de la communauté, un point a priori délicat tant l’influence du fondateur semble importante. La chose est impossible à vérifier en un laps de temps aussi court, mais on m’explique que les questions d’éducation, d’alimentation, de développement etc etc sont respectivement réglées par treize comités élus tous les trois ans et que Zurma ne fait partie que du comité du développement. Quant aux décisions les plus importantes, elles sont mises aux voix de tous les habitants âgés d’au moins dix-huit ans. En cas de litige, on recourt au comité des plaintes, la police n’étant avertie qu’en dernier recours.

En mission messianique
Pour forger les principes de sa communauté, Zurma ne s’est inspiré de personne. Il est tout juste capable d’écrire son nom, n’a jamais lu de livres d’histoire ou de philosophie et a donc nourri ses réflexions de ses seules observations de jeunesse. Dès l’âge de treize ans, il a cherché à convaincre des gens de monter avec lui ce nouveau type de société et y est parvenu à trente ans, en 1972. Mais au début des années quatre-vingts, les villageois voisins choqués par le reniement des bases patriarcales et religieuses traditionnelles ont chassé la communauté de ses terres. Elle a passé plusieurs années à errer dans la misère, la faim et la maladie emportant une vingtaine de ses membres. Pour convaincre les autorités de lui permettre de revenir s’installer à Awra Amba, elle a dû se faire connaître dans les médias locaux. En 1988, elle a obtenu gain de cause. La maîtrise de la communication acquise à cette occasion continue de lui servir et elle est connue aujourd’hui dans toute l’Ethiopie, où elle bénéficie d’une excellente image, comme je m’en rendrai compte par la suite. Convaincue d’être un exemple, elle reçoit chaque année une dizaine de milliers de visiteurs éthiopiens, dont une majorité d’étudiants et de lycéens.



C'est grâce à cette volonté de servir d'exemple au monde extérieur que les habitants d'Awra Ameba sont si ouverts et que je peux si facilement les prendre en photo.








Des principes à la réalité
Tout au long de la semaine que je passe à Awra Amba, je constate que tous ces beaux principes sont réellement appliqués. Les gens sont gentils avec moi, pas polis mais réellement gentils. Je peux me promener seul, mais si je le désire il y a toujours quelqu’un pour m’accompagner et me servir de traducteur. Un jour, alors que je vais à la rivière laver mes vêtements, un garçon me rejoint en courant pour m’aider car, me dit-il en reprenant son souffle, chacun est tenu d’aider son voisin. Une après-midi, les enfants m’invitent à jouer au football avec eux. Jamais je n’avais eu affaire à des adversaires fair-play au point d’applaudir les beaux gestes de l’adversaire. En plus, je dispute le match de ma vie, marque six des dix buts de mon équipe et, ça me gêne mais comme vous insistez je vous le dis, je gagne le surnom de Mr Goal. Mais la gloire ne m’évite pas d’abominables crampes le lendemain matin. Je m’en plains en rigolant à l’infirmière et, en fin de journée, elle toque à la porte de ma chambre pour me proposer un massage ! Son geste n’est que pure générosité, elle s’éclipse au bout d’une heure sans rien demander, refusant jusqu’au coca que je lui proposais. Enfin voilà, je passe une semaine géniale dans cette communauté surnaturelle, assistant même le dernier soir au passage d’une ONG d’Addis Abeba venue remettre un prix d’« ambassadeur de la paix ».



Ce qui provoque, dès le départ des officiels, une fête improvisée à base de chansons, de youyous et de danse.



Le lendemain, je pars pour Gonder, ancienne capitale de l’Ethiopie connue pour son château et ses églises.

6 commentaires:

babyreynold a dit…

just amazing!!!
vraiment incroyable...

Lunaba a dit…

plus qu'une utopie, une réalité désormais, et que cette initiative naisse en Éthiopie (berceau de l'humanité) me rassure pleinement :)

Lynx a dit…

Heureux de découvrir cette communauté à travers votre beau témoignage.

Merci.

Massa Guardian a dit…

Des frissons à la lecture. Merci, un grand merci.

federmann a dit…

Etonnant témoignage!
En quoi consistent les cours de morale?
Quels sont les modes de régulation des conflits?
Comment adhère t-on à la communauté ou en est-on exclu?
Quels sont les modes de régulation des conflits?

Antoine Calvino a dit…

Je n'ai pas assisté à ces cours de morale, mais je sais qu'à l'école l'accent est mis sur les valeurs d'Awra Amba : respect, entraide, travail... Les conflits sont arbitrés par un comité élu. Si le cas est trop grave, on fait appel à la police. Les personnes qui souhaitent se joindre à la communauté doivent assurer qu'elles souscrivent à ses valeurs, avoir déjà un travail et passer ensuite une période d'essai. Les décisions d'admission ou de refus sont prises par un comité. Pour les exclusions, je ne sais pas. Le village entier est appelé à se prononcer dans les cas les plus importants, c'en est probablement un.