3 - D'une côte à l'autre

Hubli (Karnataka), le 30 décembre

Enfin parti !
J’ai eu ma dose, il est temps de mettre les voiles. Entre le Karnataka et Goa, cela fait un mois que j’enchaîne les stations balnéaires. Je veux partir à l’assaut de l’Inde, la vraie. Pour commencer, direction le site d’Hampi, paraît-il grandiose, à 450 kilomètres au sud-est dans l’intérieur des terres.
Après une après-midi d’embouteillages autour de Margao, la capitale de Goa, je fais étape à Palolem, toujours sur le littoral. Selon Lonely Planet, c’est la plus belle plage de l’état, totalement déserte il y a quelques années mais aujourd’hui garnie de huttes. Je préférerais autant éviter les touristes, mais mieux vaut dormir face à la mer qu’en rase campagne. Effectivement, la plage en arc de Lune bordée de cocotiers sur ses trois ou quatre kilomètres de longueur est idyllique. Elle compte même à son extrémité un petit bar isolé très agréable faisant face à une petite île apparemment vierge, accessible à pied.



Sur les quelques rochers qui la relient à la terre, un pêcheur concurrence les rapaces.



Et sous cette pirogue, quelques chiens profitent de l'ombre pour piquer un somme...



Par contre, ce ne sont pas juste des huttes qui ornent le bord de plage, mais un enchaînement ininterrompu de restaurants, de boutiques, de cybercafés, de bars dansants avec télévisions – encore heureux qu’une loi interdise de construire en dur à moins de 300 mètres de la mer. Le fond sonore est assuré par des hordes de vendeurs à la sauvette qui tentent de placer leurs lunettes, sacoches en cuir et massages variés. A la première heure, je m’empresse de fuir.

Enfin parti ! (2)
Je pourrais difficilement être de meilleure humeur. Je suis sur une jolie route de bord de mer, il fait un temps magnifique, la moto tourne comme un moulin et j’écoute un excellent live de techno (des Wighnomy Brothers à Queen pour ceux que ça intéresse, il est disponible sur le Net). Easy Rider à la mode indienne… Le bakchich de 500 roupies que je dois verser, pour défaut de présentation du permis de conduire, aux flics de Goa qui m’attendent à la sortie de leur état, n’entame pas d’un poil mes bonnes dispositions. Ni d’ailleurs celui que me réclame également la police du Karnataka, trois cents mètres plus loin. Je conduis avec beaucoup de précautions, car les Indiens font n’importe quoi : ils doublent dans les virages, se mettent à trois de front sur la route et ne regardent jamais dans leurs rétroviseurs, souvent réglés pour leur servir de miroir… Mais comme ils ne dépassent jamais les 50 km/h, à condition de bien anticiper ils ne sont pas trop dangereux. Régulièrement, je suis seul sur de grandes lignes droites et je pousse un peu la machine pour voir ce qu’elle a dans le ventre. En gros, je passe de ma vitesse habituelle, environ 50 km/h donc, à 80, voire 90. Malgré tous mes efforts, le 100 semble inaccessible, le type qui a mis 160 sur le compteur devait blaguer. Pendant que je me demande si mon allure serait suffisante pour être admis sur une autoroute française, ma moto se met à faire un bruit un peu trop clair. Je baisse un peu ma vitesse, cela semble s’arranger. Mais au bout de quatre ou cinq kilomètres, clac, le moteur s’arrête brusquement et moi avec.

Vive l’aventure
On m’avait prévenu que les Enfield n’étaient absolument pas fiables. Mais comme le pays est truffé de garages, où les pièces et la main d’oeuvre sont à des prix dérisoires, ce n’est pas censé poser de problème. Je vais pouvoir tester. Déjà, il faut que j’arrive à la prochaine grande ville, Hubli, qui se trouve à une soixantaine de kilomètres. Je lève le bras, il ne se passe pas plus de trois minutes avant qu’un camion ne s’arrête. Quatre garçons d’une vingtaine d’années en descendent. Ils embarquent ma moto et, après que je leur ai payé l’apéro dans une arrière-salle miteuse de bistrot, me déposent gentiment devant un terrain vague abritant un garage.
Le lendemain, j’apprends que c’est le piston qui a pété. J’en ai pour deux ou trois jours d’attente, le temps que la pièce arrive et que le moteur soit remonté. Je pourrai donc être à Hampi pour le réveillon.



Hubli, comme son nom l'indique
Manque de chance, je suis coincé dans le prototype même de la ville au développement anarchique, construite sans aucune préoccupation esthétique. Les bâtiments ne ressemblent à rien, les trottoirs sont défoncés, c’est moche, bruyant, pollué. Je voulais voir l’Inde profonde, j’y suis. J’en profite pour me balader un peu, faire un tour au lac jonché de détritus qui accueille les familles le dimanche, acheter une sacoche et une carte pour mon appareil photo, visiter un temple hindou où un brahman maniéré tente de me fourguer son manuel d’initiation à Krishna. J’essaie quelques restaurants, où je réalise le peu de cas que les Indiens font de leurs garçons de salle. Les balais ont un manche si petit qu’ils doivent se casser en deux pour les utiliser. Quant aux serpillères, elles ne comportent pas de manche du tout, alors ils sont carrément obligés de ramper. Lorsque je ne mange ni ne me promène, j’écris. Et j’attends.



Hampi, le 1er janvier 2008

Bonne année !
Je sais que c’est idiot, mais je n’arrive pas à me faire à l’idée de passer le réveillon sans marquer le coup. Après m’être cassé le nez sur plusieurs clubs privés d'Hubli, je finis par échouer dans une fête organisée dans une grande cour d’immeuble. Equipé d’un coca et d’une assiette de poulet tandori carbonisé, je me retrouve entouré de deux cents types complètement souls, qui trépignent, hurlent et se bousculent pendant le numéro pathétique d’une danseuse en robe rouge froufrouteuse sur un tube de Britney Spears… J’ai connu de meilleurs réveillons, mais c’est intéressant aussi voir les Indiens se lâcher. Alors qu’un ivrogne se fait expulser à grand coups de tatanes, un père de famille tout ce qu’il y a de correct, mais tenant à peine sur ses jambes, entreprend de me faire la conversation. Il est ingénieur, m’explique que le sanscrit deviendra à plus ou moins long terme la langue de programmation des ordinateurs et que, de toute façon, l’avenir est nucléaire. Je suis tout à fait d’accord avec lui et rentre me coucher, avant qu’il ne m’entreprenne sur la supériorité des missiles sol-sol de l’armée indienne.

Hampi, le 3 janvier

Enfin parti ! (3)
Il est 16h, ma moto est enfin prête. Je sais qu’il vaudrait mieux attendre demain matin pour partir, mais je n’en plus de traîner dans ce trou perdu et je prends quand même la route. Il fera nuit dans deux heures et Hampi est à 200 kilomètres, je peux compter sur deux heures de conduite de nuit. Mon Enfield attend juste que le soleil se couche pour tomber à nouveau en panne… Je pousse les 180 kilos pendant deux kilomètres, le temps d’arriver à un garage, ou plutôt à une cahute grisouille où un adolescent équipé de deux clés à molette et d’un transformateur me regonfle la batterie entre une chêvre et son petit, bientôt rejoints par une douzaine de gosses qui me pressent de tous côtés. Au bout d’une heure, le moteur se remet en marche et le jeune mécanicien se propose de faire un tour pour la tester. Je laisse faire, mais interdis à son ami de monter derrière lui. Ma moto n’est pas un jouet et mes deux sacs avec passeports, ordi et tout le tintouin sont sanglés sur le porte-bagages. Les deux s’éloignent chacun dans un sens opposé… avant de se rejoindre et de disparaître derrière la colline ! Fou de rage et d’inquiétude, j’attends, entouré du groupe de gamins écroulés de rire devant cette bonne blague. Quand la moto réapparaît enfin, je chope le passager qui me regarde en se marrant, l’engueule et le pousse brutalement. Il tombe en arrière, se relève, me saisit le col, nous sommes à deux doigts de nous taper dessus, au milieu d’une mêlée surexcitée qui passe une tête par dessus mon épaule, glisse une main dans ma banane et tripote mes sacs. Dans la cohue, la clé disparaît. Alors que l’ambiance m’est devenue cette fois franchement hostile, une nouvelle demi-heure est nécessaire au mécanicien pour remettre en marche ma machine en court-circuitant son système électrique. Aussitôt fait, je suis expulsé du village sans autre façon.

Ne jamais conduire la nuit
Mais le meilleur est à venir. Au fur et à mesure que la nuit avance, les camions se multiplient jusqu’à se suivre à la queue leu leu sur des kilomètres. Comme j’ai dû retirer mes lunettes de conduite fumées à cause de l’obscurité, je suis continuellement aveuglé par les phares qui émergent d’un épais nuage de poussière et de fumée d’échappement, me rendant incapable de voir les trous qui se multiplient sur la route, souvent plus proche d’une piste en terre. Histoire de corser un peu plus les choses, ces satanés camions ne cessent de se doubler sans se rabattre, m’expédiant systématiquement sur le bas-côté. En fait, les Indiens conduisent comme ils se comportent dans les files d’attente, où ils jouent des coudes pour atteindre l’emplacement convoité. Les priorités ont peu de choses à voir avec celles que nous connaissons en Occident, ici c’est beaucoup plus simple : le plus gros a toujours raison. J’ai la désagréable impression de participer à une course où tous les coups sont permis, heureusement sans que les participants ne dépassent jamais les 50 km/h.





Survient une accalmie dans la circulation et je me détends quelques secondes. C’est alors que surgit au centre de la chaussée un panneau que j’esquive au dernier moment, suivi d’un tas de gravier sur la gauche, puis d’un autre sur la droite. Je récupère de justesse ma trajectoire, le temps de réaliser que la route s’arrête sur un grand trou ! Je freine désespérément, braque, tombe et dérape sur le macadam. Lorsque je m’immobilise enfin, jambe écorchée, pare-moteur tordu et poignée d’accélérateur décrochée, je comprends que je me suis engagé sur une route en travaux. Si la route était devenue plus calme, c’est parce que les camions étaient restés à quelques mètres de là, sur une voie parallèle. Quand je parviens enfin à Hampi, il est trois heures du matin. Onze heures pour deux cents kilomètres de route. Voici la photo du vainqueur.





La beauté d’Hampi
Au réveil, je découvre un petit village somnolent entouré de ruines grandioses, mélange de temples et de monuments royaux.



Il s’agit des restes de Vijayanagar, la capitale d’un royaume déserté brutalement par ses 500 000 habitants au XVI° siècle à la suite d’une invasion, d’où leur exceptionnel état de conservation. Le temple principal, situé au cœur du village, est surmonté par une tour de cinquante mètres de haut. Il héberge un éléphant maquillé comme un brahmane, qui prend les roupies, les donne à son cornac et pose sa trompe sur la tête des gens pour les bénir. Je commence par parcourir les ruines à pied, m’imprégnant de leur majesté, avant de pousser plus loin avec la moto vers temples plus isolés, où les Indiens devisent tranquillement. Le tout baigne dans un paysage lunaire, avec des rochers énormes reposant miraculeusement les uns sur les autres, comme tombés du ciel. C’est d’ailleurs l’explication trouvée par les Indiens, qui représentent leur dieu singe Hanuman en train de porter un morceau de l’Himalaya dans sa main, dont certains morceaux seraient tombés ici.






Hampi, le 4 janvier

Je suis un crétin.
La matinée avait commencé sous de mauvais augures : deux Russes avaient passé un CD de Carla Bruni au petit-déjeuner, j’aurais dû aller me recoucher. Quelques jours après avoir perdu mes clés de moto, je réussis à oublier mon code de carte bleue, je me fais voler mon lecteur mp3 et, pire que tout, je fais tomber mon appareil photo dans l’eau. Il va me falloir aller à Madras pour le faire réparer et, en attendant, je vais devoir emprunter les appareils des gens que je rencontre. Bravo, Antoine.




Hampi, le 8 janvier

L’autre côté de la rivière
Je suis là depuis quatre jours, il est temps de m’en aller. Mais avant de partir, je fais un petit tour de l’autre côté de la rivière, dont on m’a dit le plus grand bien. Devant le spectacle que que je découvre, je reste six jours de plus. Ce sont moins les ruines qui font le charme de cette rive que les rizières et les champs de rochers à perte de vue. C’est le paradis des grimpeurs, que je vois partir tôt le matin avec leur matelas dans le dos pour parer les chutes. Tout autour de nous, des hommes passent la charrue avec leurs bœufs et des femmes repiquent le riz dans des carrés d’eau bordés de palmiers, formant de belles taches de couleurs sur un fond vert presque fluorescent. Un peu plus loin, il y a un lac où je vais me baigner, un temple d’Hanuman peuplé de singes voleurs de bananes, de nouvelles ruines à explorer... Tous les jours, je crois avoir fait le tour et je découvre de nouvelles choses.




Rencontres
Et puis il y a les gens. En marge des guesthouses pourvus de bars musicaux agréables mais presque exclusivement fréquentés par des étudiants d'une vingtaine d'années en uniforme de hippie, je découvre la pension de Manju, où je prends la place qui reste, c’est-à-dire sur le toit. J’y fais la connaissance de gens passionnants, de tous âges et de tous horizons, avec qui j’ai de longues discussions. Il y a un saxophoniste qui joue dans les rochers en solitaire, un yogi quinquagénaire qui fait ses exercices le matin à côté de moi pendant que je me réveille, un charpentier qui m’initie à la varape, ainsi qu'un moniteur d’escalade tout doux et sa copine au naturel désarmant qui me donnent ces photos…





Alors que je me balade, je rencontre sur un gros rocher, en train de contempler le coucher du soleil, deux Autrichiens fous d’escalade d’une gentillesse et d’un tact extraordinaires. Ils voyagent pendant quelques jours avec une jeune Indienne de la région et son enfant, le mari de celle-ci ayant la galanterie de s’occuper du reste de la famille en attendant son retour. Nous passons une soirée extraordinaire à parler de tout et de rien, et découvrons en sortant de table qu’il est DJ et que nous partageons les mêmes goûts, ce qui nous emmène encore bien plus tard dans la nuit. Si vous passez en Autriche au printemps, il organise chaque année un festival de techno qui semble valoir le coup (www.springfestival.at). Quelques jours plus tard, je me retrouve autour d’un feu à parler de Dieu jusqu’au matin avec des chrétiens, un hindou, un musulman converti au boudhisme, un juif et quelques agnostiques. Le pied.




Hampi, le 9 janvier

Un singe dans mon lit
Le lendemain soir, alors que je rentre bien bourré sur mon toit et que j’installe ma moustiquaire et mon matelas à tâtons, j’entends un grognement. C’est un gros singe qui s’est assis sur mon lit... Pas rassuré du tout, je lui donne les quatre bananes qui traînent dans mon sac, espérant qu’il me laisse en paix. Ils les mange, me montrant au passage ses énormes canines, mais ne bouge pas de mon lit. Je finis par le lui abandonner avec toutes mes affaires et descends dormir sur les coussins du restaurant. Le lendemain, j’apprends que c’est un vieux singe très doux. On me raconte qu’un garçon d’une guesthouse voisine a établi le contact avec lui, l’a pris dans ses bras, qu’ils se sont fait des papouilles et que le singe a fini par s’endormir sur ses genoux. Hampi est magique.



Hampi, le 10 janvier

Les danseurs de bûto
Une nuit, je suis réveillé par un bruit à côté de mon lit. J’entrouvre les yeux et discerne, dans la pénombre, sept personnes habillées en blanc qui petit-déjeunent en silence autour d’une chandelle. Je me rendors, pas complètement certain de ne pas avoir rêvé. Je fais leur connaissance un peu plus tard. C’est un groupe de performers venus travailler pendant six semaines à Hampi. Jongleurs professionnels pour quatre d’entre eux, ils s’essaient à intégrer leur technique au bûto, une danse japonaise qu’ils me décrivent comme « une danse de libération par le corps ». Il y a quelques années, j’en avais vu un spectacle donné par la troupe Sankai Juku au Théâtre du Châtelet à Paris. Le bûto était présenté à l’époque comme une danse vouée à exorciser le souvenir d’Hiroshima et Nagasaki. Les danseurs d’Hampi ajoutent que ses références traditionnelles très obscures ont été fixées en réaction à l’occupation américaine et à l’acculturation qui l’a suivie, mais ils assurent également qu’il s’agit d’une danse qui permet d’exprimer toutes les émotions, y compris la joie. Sa forme, très libre, va à l’encontre de la codification très strictes des danses japonaises, ce qui a suscité l’éclosion d’une multitude d’écoles différentes. Comme me l’explique en souriant l’un des danseurs, « un danseur de bûto, c’est comme un punk, si tu le reconnais, c’est que ce n’en est pas un »… L’intégration du jonglage à cette danse est un travail de longue haleine. Ils me parlent de « sortir de l’autisme du jongleur », d’ « utiliser les balles et les massues comme des extensions de leur corps », de « prolonger la danse là-haut, à plusieurs mètres de hauteur ». Leur projet avance, mais cela n’a pas l’air évident (www.jonglorsion.com et www.martinealaplage.info).

Chaque jour, la troupe part avant l’aube pour danser et jongler dans les rochers, au milieu des rizières, ou encore à l’entrée d’un village qui s’éveille. Aux habitants désorientés, la pratique est présentée comme de l’« utcha yoga », du « yoga fou ». Un matin, je me réveille avec eux. En silence également, nous petit-déjeunons, marchons au milieu des rochers, traversons la rivière sur un petit bateau et parvenons au centre de sept collines espacées de quatre ou cinq cents mètres les uns des autres. Chacun monte danser sur l’une d’elle, se hissant sur le temple qui surmonte la plupart des sommets. Je suis en compagnie d’une fille qui improvise pendant deux heures avec beaucoup de grâce au son de la nature, jonglant par intermittence avec les pieds, face aux six silhouettes qui se découpent sur les reliefs au loin, dans la brume illuminée par le soleil levant.





Accident
Lorsque nous retrouvons les autres, le meneur de la troupe est en train de se tordre dans une caverne. Il agrippe les parois, grimace, se fige, jette ses bras en roulant dans la poussière… Nous parcourons ensuite des ruines et ils se remettent soudain à danser tous ensemble sur un immense escalier très large. Cette fois, ils explosent dans tous les sens, s’agrippent aux marches, sautent sur place, improvisent sans logique apparente sous les yeux des touristes et des Indiens stupéfaits. Mais les choses se gâtent soudainement lorsque l’un des danseurs se suspend à un bloc de granit qui lui tombe dessus, lui enfonçant une côte. Il reste allongé de longues minutes en suffoquant au milieu de la troupe bouleversée, dans l’attente d’une ambulance qui n’arrive pas. Finalement, nous lui trouvons un taxi et il part à l’hôpital où est diagnostiquée une hémorragie interne sans gravité, l’obligeant tout de même à garder la chambre pendant une semaine.

Un petit Indien
L’après-midi, je me remets de mes émotions avec l’ami du singe, en fait un sculpteur, et un musicien réunionnais, qui accompagnent les danseurs pendant leur projet. Nous nous rendons dans une portion de la rivière encombrée de blocs spectaculairement creusés, arrondis, polis par l’érosion, qui forment des successions de jacuzzis où nous passons l’après-midi à jouer avec un petit Indien nu comme un vers, que nous faisons sauter au dessus des rochers avant de le tremper dans l’eau. Il ne cesse de rire aux éclats, de se jeter à nos cous pour nous embrasser. Après les émotions de la matinée, j’ai l’impression de me retrouver au paradis. Etrange journée.



Guntakal, le 12 janvier

Une nuit au temple
Après dix jours, il me faut bien partir d’Hampi. Comme toujours, et plus encore que d’habitude, j’ai du mal à m’arracher. Du coup, la nuit me surprend en pleine campagne et je m’arrête dormir dans un temple, où l’on m’invite à assister à la puja, la prière. En présence de la moitié du village, les brahmanes torse nu et peinturlurés honorent le gourou à l’origine du temple, un yogi qui s’y est fait enterrer vivant il y a cent cinquante ans.
Lorsqu’ils ont terminé de chanter ses louanges et de couvrir sa statue de lourds colliers de fleurs, tout le monde braque les yeux sur moi. Je suis le premier étranger à dormir dans ce temple. On me demande de prendre le tambour ou de chanter, mais rien ne me vient à part cette bonne chrétienne de Fanchon, alors je décline l’invitation. Une fille d’une quinzaine d’années m’apostrophe à partir des rangs féminins pour me demander, au nom de tous, de me présenter. S’ensuit une conversation surréaliste par dessus les fidèles, où je parle de mon pays, du froid qu’il y fait en ce moment, de ce que j’aime en Inde. J’évoque les couleurs, la vie dans les rues, l’accueil des gens, tout cela accompagné par le discret murmure des traductions. Puis vient l’heure de chanter. Tout le monde s’y met, accompagné de tablas et de petites cymbales, je suis vivement encouragé à participer en battant des mains. Cela dure une heure. Par moments, j’ai de petits flashes de bonheur. Je suis là où je voulais être, à vivre exactement ce que j’espérais, au milieu de ces gens qui m’acceptent si gentiment et si naturellement. Enfin, je suis invité à empoigner une corde avec les fidèles afin de balancer à l’unisson une sorte de palanquin sur lequel trône un portrait du gourou. Je suis un peu dubitatif, mais après tout pourquoi pas. En tout cas, ce n’est pas le moment de rigoler. Le brahmane distribue à tous de l’eau bénite, que je bois en espérant bien fort que mon estomac tiendra le coup, puis il me tend un récipient de poudre blanche afin que je me fasse un point entre les yeux. Enfin, nous passons au réfectoire pour le repas offert par le temple. Deux grandes rangées d’une cinquantaine de personnes se font face, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Je rentre me coucher, ravi, sans me douter qu’une autre expérience religieuse tout aussi forte m’attend le lendemain.








Puthaparti (Andhra Pradesh), le 15 janvier

24h dans une secte
A peine ai-je repris la route qu’un grave problème de pompe à huile se déclare sur ma moto. Dans la ville d’Anantapur, j’apprends que deux jours de réparation seront nécessaires. Je décide d’en profiter pour visiter l’ashram de Sai Baba à Puthaparti, à trois heures de bus. A mon arrivée, je suis pris en main par un impressionnant service d’accueil en costume blanc et foulard bleu. Ces petits matelots bronzés et moustachus informent, dirigent et disciplinent une foule de plusieurs milliers de fidèles en pyjamas blancs qui se pressent dans cette petite ville. Les deux tiers sont indiens, le troisième tiers vient d’Amérique du sud, d’Europe de l’est et d’Extrême Orient. J’arrive au moment du « darshan », sorte de messe dite deux fois par jour et retransmise dans tout l’ashram par haut-parleurs. Le gourou de 82 ans, immanquable avec sa coupe afro et sa grande robe rouge au milieu de l’assemblée immaculée de trois ou quatre mille personnes, est assis sur un énorme fauteuil roulant. Il n’esquisse pas un mouvement, n’ouvre pas la bouche, ni pendant les chants, ni pendant les sermons. On me chuchote qu’il n’a pas parlé depuis six mois, réservant sa précieuse salive aux occasions les plus solennelles.

Dieu incarné
A sa vue, les gens tombent en pâmoison, joignent les mains, se prosternent comme s’il était Dieu incarné. D’ailleurs, c’est ce qu’il est. Le soir, un Danois d’une cinquantaine d’années à la mine pourtant sérieuse m’explique sans la moindre pointe d’humour que c’est Sai Baba qui a envoyé Jésus sur Terre. Dans un coin de l’ashram, on trouve justement sa statue entourée de celle du Messie, mais aussi de Bouddha, Krishna, Zaratoustra… Tout s’éclaire, c’était donc Lui qui était derrière toutes ces histoires de religions ! J’hallucine complètement. Mais le plus flippant, c’est qu’apparemment je suis le seul à ne pas Lui confier aveuglément mon salut, comme l’exigent des panneaux à tous les coins de rue. C’est peut-être moi qui devient fou. Peut-être que moi aussi, je devrais débarquer en pyjama blanc au réfectoire et réciter ma prière à Sai Baba d’un air inspiré, conclure par un triple shanti avant d’avaler mon steak végétarien et de regagner le dortoir pour m’absorber dans Ses saints écrits, au milieu des fidèles ventripotents kazakhs et russes, qui se massent avec de grandes claques sur les fesses dans une ambiance de caserne de l’armée rouge. A mon arrivée, j’ai voulu passer inaperçu et je me suis fait enregistrer comme musicien plutôt que comme journaliste, mais la nuit je rêve que je suis démasqué et que l’ashram tout entier se lance à ma poursuite. Au réveil, je ne me détends pas davantage en lisant sur Internet que Sa Sainteté tripote volontiers ses jeunes fidèles masculins. Je sors en ville, esquive les boutiques gavées de Sai Babaseries et trouve enfin du répit dans un restaurant népalais aux paisibles drapeaux boudhistes… jusqu’à ce que je repère Son portrait sur la caisse enregistreuse ! A nouveau sur les nerfs, je gagne la gare et grimpe dans le premier bus, où je respire enfin au milieu de l’habituelle foule d’Indiens. Je reprends mes esprits, ouvre l’ordinateur et commence à écrire ces lignes. Derrière moi, un homme entonne des prières à Sai Baba, aussitôt repris par tous les passagers. Au secours.



Madanapalle (Andhra Pradesh), le 16 janvier
Apparemment, il ne doit pas y avoir beaucoup de touristes dans la région que je traverse. Plus encore qu’ailleurs, les gens que je croise sur la route appellent me montrent du doigt à leurs voisins d’un air ébahi, me font des grand signes, des appels de phare, me klaxonnent. C’est au point que je me demande régulièrement s’il n’y aurait pas un problème sur ma moto, mais non c’est juste qu’ils hallucinent de voir un Occidental. Quand je m’arrête pour consulter la carte, tout le monde me regarde du coin de l’œil il se trouve toujours un petit groupe de curieux qui vient me voir, veut savoir de quel pays je viens, pourquoi je suis là, où je vais, quel âge j’ai et surtout si je suis marié, avant de répéter ces infos à toute la rue qui en fera des gorges chaudes.
- Hé, c’est un Français de 34 ans qui va vers Pondichéry !
- Non, c ‘est pas vrai!?
- Si si, je t’assure. Et tu vas pas me croire, il n’est pas encore marié !
- Mais c’est complètement fou!!
Et ainsi de suite. Si je reste quelques heures quelque part, je réalise très vite que le pharmacien sait qui je suis et ce que j’ai acheté chez l’épicier avant de m’avoir rencontré. A Kagal par exemple, des gens que je n’avais jamais vus venaient me demander si j’avais acheté la moto du maire. A Hampi, le patron d’un bar où je n’avais encore jamais mis les pieds m’avait dit en souriant d’un air mystérieux qu’il avait deviné que j’écrivais sur son village.
Entre les marques d'intérêt appuyées et le téléphone arabe, j’ai l’impression d’expérimenter le statut de star ou de très jolie fille, c’est rigolo et en même temps un peu bizarre.

Mamalapuram (Tamil Nadu), le 21 janvier

Un village de sculpteurs
En fait, il est beaucoup plus compliqué de voyager en moto qu’en transports en commun. La mienne m’aura tout fait. Après le piston éclaté et la pompe à huile brûlée, elle est à nouveau tombée en panne à Madras, où j’ai laissé mon appareil photo à réparer. Apparemment une histoire de batterie. Du coup, je l’abandonne quelques jours et file en bus à Mamalapuram, un agréable village de sculpteurs en bord de mer. On y trouve des alignements de Bouddha, de Ganesh et de Shiva de toutes les tailles et tous les matériaux devant les échoppes où ils travaillent, mais aussi quelques énormes rochers sculptés. C’est devant l’un d’eux, dont les magnifiques bas-reliefs représentent les quais de Bénarès, que se déroule le festival de danse annuel, le plus réputé du Tamil Nadu. J’y emprunte l’appareil d’un spectateur et prends ces photos d’une gracieuse danseuse de Barati Natiam, qui met une bonne dose de mîme dans sa chorégraphie.







Le soir, je traîne sur la plage autour d’un feu, où de jeunes Tamouls sont réunis avec des Occidentaux. C’est la première fois que je fais vraiment la fête avec des locaux, c'est cool.

2 commentaires:

daniela a dit…

Continue, cher Antoine, de nous faire rêver...Et bien rire aussi...J'ai l'impression de découvrir ces gens et ces contrées... bref,de voyager un peu avec toi! Il y a des photos très réussies...J'adore!
Bacini, Daniela

jaga a dit…

Namaste Antoine, Merci de voyager pour les autres. Je pars en India pour la première fois cette année, je ne sais pas quand je repartirais.
Love, love and more massive love.
Peut-être on se rencontrera par synchronicité!
Merci pour ce blog scotchant, et merci d'Etre.

Sermet, Emilie
jagastorm.blogspot.com