15 - Reportage au Somaliland



Hargeissa (Somaliland), le 24 mai

Une ville encore sinistrée
Je pars au petit matin pour le Somaliland. La frontière est un grand marché anarchique où Somalilandais et Ethiopiens vendent et achètent des animaux, des pompes à eau et des baskets chinoises, au beau milieu de déchetteries sauvages et de milliers de sacs plastiques accrochés aux arbustes. Je monte rapidement dans un taxi collectif pour la capitale Hargeissa et traverse de grandes étendues semi-désertiques parsemées de troupeaux de chèvres de moutons. A l’arrivée à Hargeissa, je réalise que le pays est encore très marqué par la guerre. Plus de quinze ans après la fin des combats, les maisons détruites sont toujours très nombreuses, les rues ne sont pas bitumées, des carcasses de voitures traînent ici et là. Hargeissa a été rasée à 80%, bombardée méthodiquement par des Mig pilotés par des mercenaires sud-africains qui faisaient l’aller et retour à partir de l’aéroport de la ville. Maigre revanche, l’un de ces avions est exhibé sur une place où il constitue le seul monument de la ville.



Mais la vie reprend. Le centre-ville est un immense soukh aux échoppes croulant sous des amoncellements de chaussures, de shampoings, de fruits, de parfums et, bien sûr, de khat.









Les changeurs d’argent sont assis derrière les montagnes de billets, signe d’inflation galopante mais également de sécurité. Pourrait-on, en France, étaler dans la rue des milliers d’euros sans provoquer des émeutes ?





Je n’ai pas de Lonely Planet pour m’orienter, je ne connais personne, ce qui fait que je suis complètement paumé. En fait, c’est assez excitant. Les gens n’ont visiblement pas l’habitude de voir des blancs. Tout le monde me regarde, m’adresse la parole ou m’évite ostensiblement, en tout cas ma présence fait réagir. Vers 23h, alors que je discute le bout de gras avec un soldat d’origine djiboutienne, une berline s’arrête devant nous. C’est le ministre de la justice qui s’inquiète pour ma sécurité. Sans me demander mon avis, il me fait grimper dans sa voiture et me ramène à mon hôtel, m’expliquant que les frontières de son pays sont grandes ouvertes avec la Somalie, que les nuits sont dangereuses et qu’il n’est pas question qu’il m’arrive quoi que ce soit.

Questions au gouvernement
Le lendemain, je rencontre deux Somalilandais issus de la diaspora qui sont rentrés pour aider à la reconstruction. Ils sont plutôt à l’aise financièrement et ne demandent qu’à m’aider sans contrepartie, juste parce qu’ils espèrent que je ferai de la publicité au Somaliland afin qu’il obtienne sa reconnaissance. Alors que nous discutons dans le hall de l’hôtel, nos voisins leur disent quelque chose que je ne comprends pas. Immédiatement, mes deux camarades me sortent de la pièce et insistent pour me déménager, assurant que ce sont des islamistes qui m’auraient menacé. Puisqu’ils le disent… Je me retrouve non plus au cœur de la cité, mais dans le quartier des ministères. C’est moins vivant comme ambiance, mais j’en profite pour lancer sérieusement mon enquête auprès du gouvernement. Le protocole est singulièrement léger. Pour rencontrer un ministre, il suffit de frapper à sa porte et, lorsqu’il n’est pas disponible immédiatement, on prend rendez-vous pour le lendemain. Je passe donc les deux semaines suivantes à interviewer le président, la moitié du gouvernement, un ambassadeur, le secrétaire général du Sénat et le président de l’un des deux principaux partis d’opposition, sans oublier une tripotée de représentants d’Ong et d’associations. Bon allez, j'ai pitié, je ne vous mets que le président et l'assemblée nationale.





Excursion dans le pays
En plus des interviews, je voudrais bien visiter le pays. Mais en raison des consignes de sécurité, il m’est impossible de voyager en taxi collectif comme tout le monde. Il me faut louer une jeep à 80 dollars par jour, plus un garde du corps à 10 dollars... Je fais ma pleureuse auprès du ministre du tourisme, qui a très envie que j’écrive que son pays est magnifique, et c’est finalement son directeur de cabinet qui m’emmène dans sa voiture ! J’embarque dans l’expédition une journaliste du Washington Post (dont voici le blog : africanheroes.tumblr.com), et nous partons en vadrouille tous les trois, sous la surveillance étroite d’un garde du corps. Pour commencer, nous visitons le rocher de Las Geel, dans lequel des chercheurs français ont récemment découvert de magnifiques peintures datant de 5000 ans qui représentent des girafes, des éléphants et des vaches.









Nous continuons ensuite notre chemin à travers le sempiternel désert de broussaille, avant d’arriver au port de Berbera, une ancienne base soviétique puis américaine, largement détruit pendant la guerre et aujourd’hui encore un peu assoupi.









C’est là, autour d’un somptueux rôti de chèvre, que nous apprenons que la mère de notre directeur de cabinet est une légende révérée dans tout le pays. A l’âge de douze ans, alors qu’elle était déjà promise, un poète s’est épris d’elle et lui a écrit des poèmes fulgurants avant de finir par mourir d’amour. Les Somalis, grands romantiques et fous de poésie, connaissent tous l’histoire et à chaque fois que notre guide donne son nom, c’est tout de suite un grand moment d’émotion.



Nous terminons par l’université de Burao, connue pour son grand marché au bétail...



...et par la ville de Sheikh, perdue dans un joli décor de moyenne montagne où s'ébattent des troupeaux de chèvres.



Deux enseignants anglais y ont été assassinés il y a quelques années, ce qui inquiète considérablement la journaliste américaine, mais aujourd'hui tout se passe bien. Puis nous profitons du coucher de soleil et regagnons Hargeissa de nuit.



Mœurs barbares
C’est excitant cette enquête sur ce pays en construction, ça me change de mes papiers habituels (d'ailleurs, si vous voulez lire le résultat, il figure à la fin du blog). Mais bon, la vie à Hargeissa ce n’est pas la fête non plus. Le soir il n’y a rigoureusement rien à faire, tout le monde se couche avec les poules. On n’y trouve pas un cinéma, pas un bistrot et évidemment rien qui ressemble à une salle de concert. Bien entendu, il est également inenvisageable de conter fleurette. Déjà, les filles sont planquées dans leur famille. Et de toute façon, elles ont toutes été excisées de façon particulièrement abominable. En gros, on leur a retiré les parties sensibles avant de leur recoudre le tout pour être bien sûr qu’elles restent tranquilles ! Non mais quand même, on n’a pas idée. D’après les Somalilandais, ces horreurs auraient commencé avec les Egyptiens de l’Antiquité qui n’avaient pas confiance en leurs épouses lorsqu’ils partaient à la guerre. Mais aujourd’hui, ce n’est plus lié à une quelconque domination masculine, c’est devenu une stricte affaire de femmes dont les hommes sont soigneusement tenus à l’écart. Depuis peu, m’explique la ministre de la famille, des campagnes de prévention assurent que ces mutilations ne sont pas exigées par le Coran et une légère évolution commence à émerger.



Harar, le 26 mai

Femmes, je vous aime
Après ce séjour studieux au Somaliland, je reprends le chemin de l’Ethiopie, en voiture et en bus. Et s’il y a bien un truc que j’adore dans les bus africains, c’est que tout le monde se parle. A un moment, quelqu’un me demande si je suis marié, on en vient à parler de polygamie. Les voisins interviennent immédiatement par le biais de deux passagers qui assurent la traduction. Comme c’est un bus de musulmans bien traditionnels, tout le monde défend la polygamie et, en quelques minutes, je me retrouve aux prises avec la moitié des passagers et en particulier avec les femmes, qui sont les plus ardentes à défendre le droit de partager leur mari. Il n’empêche qu’une fois la discussion apaisée, c’est chez un débonnaire polygame de la ville de Jijinka que je me fais inviter pour la nuit. Il a une femme ici et une autre à Hargeissa, qui lui ont déjà donné deux garçons et deux filles. Mais comme il veut beaucoup plus d’enfants, il pense à prendre une troisième épouse, une blanche cette fois-ci. Je lui conseille une Socotri, lui vante leur beauté et leur discrétion, mais non, il veut une Européenne. Ben voyons. La prochaine touriste allemande sera sûrement contente de changer de vie. Bref, on rigole bien, il me reçoit comme un prince et je passe une excellente soirée. Le lendemain, après un rapide passage à Harare pour visiter les champs de khat, je prends le bus de nuit pour Addis Abéba.

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