Auroville, balade en utopie (Libération, 15 mars 2008)

Le 28 février 1968, sur une terre aride du sud de l’Inde, quelques dizaines de pionniers se lançaient dans l’édification d’une cité internationale censée servir un jour de modèle au reste de l’humanité. Visite, quarante ans après.

Mieux vaut faire attention aux scooters sur cette petite route bordée de cocotiers des faubourgs de Pondichéry. Comme partout en Inde, la circulation s’y fait sans autre loi que celle du plus fort, ou plutôt du plus gros. Les énormes camions à l’arrière-train rehaussé d’une tête de démon cramoisie dictent leur loi aux voitures, qui se vengent sur les deux roues… Dans la mêlée, ne pas oublier de tourner à gauche au panneau «Auroville 8km». Peu après avoir traversé le village de Kuilapalayam et laissé sur sa droite une imposante déesse Angalamma couchée, la route se transforme en une piste rouge qui serpente au milieu d’une forêt délicieusement odorante. Ce n’est pas indiqué, mais on est déjà à Auroville. Faute de signalisation, le nouveau venu est condamné à se perdre sur les chemins de terre flanqués de portails aux noms inattendus : New Creation, Auromodèle, Certitude… On discerne parfois au loin, à travers les feuillages, des huttes perchées dans les arbres, des enfilades de pyramides blanches, des champignons géants percés de fenêtres… Et puis, au détour d’un taillis, le Matrimandir apparaît.



Rayon de soleil
Impossible de rater cette monumentale boule de golf dorée de près de 30 mètres de hauteur, sortie tout droit du bestiaire architectural des années 70. Elle semble jaillir du sol, forcer son chemin en écartant sur son passage de grosses tranches de brique. Le bâtiment se découvre l’après-midi, sur rendez-vous. L’ambiance peut surprendre. Le groupe de touristes réuni ce jour-là est invité à faire une halte silencieuse sous un arbre du parc, un immense banian dont les branches se transforment en racines en s’enfonçant dans la terre. Certains visiteurs, placides jusque-là, s’allongent dans l’herbe avec un air extatique, se perdent en méditation devant le tronc ou, pour les plus ardents, l’enlacent passionnément. Pas d’erreur, cette ville n’est pas comme les autres…

Accompagné d’un guide, on pénètre ensuite à l’intérieur du Matrimandir. La première pièce est une vaste salle aux parois luminescentes rouge orangé, le long desquelles s’élèvent deux rampes en spirale. Elles mènent au saint des saints, une tour cylindrique blanche dont le centre est occupé par une énorme boule de cristal. Un rayon de soleil s’y abîme à la verticale depuis le plafond, une douzaine de mètres plus haut. C’est dans cette ambiance de cathédrale futuriste que bat le cœur d’Auroville ; c’est ici que ses habitants viennent se ressourcer. Car Auroville est avant tout un projet spirituel.



Lasagnes biologiques
La cité est le fruit de la pensée du philosophe indien Sri Aurobindo, qui passa les vingt-cinq dernières années de sa vie dans sa chambre à travailler sur son «yoga intégral» de l’esprit et de la matière, technique visant à réconcilier l’homme avec le «divin» qu’il porte en lui. Sa compagne française Mira Alfassa, communément appelée «la Mère» et un tantinet agaçante à force d’avoir son portrait accroché partout, choisit à la fin des années 60 ce bout d’Inde du Sud pour appliquer ses théories. «Auroville veut être une cité universelle où hommes et femmes de tous pays puissent vivre en paix et en harmonie progressive au-dessus de toute croyance, de toute politique et de toute nationalité», écrit-elle dans ses Agendas. «Le but d’Auroville est de réaliser l’unité humaine.» Rien de moins.

Pour se faire une idée de ce qu’est devenu ce projet de cité idéale, inauguré en grande pompe avec la bénédiction de l’Unesco le 28 février 1968, le plus pratique consiste à se faire héberger une semaine dans une communauté et à proposer son aide. Car les Aurovilliens ont encore et toujours besoin de bras pour achever le chantier pharaonique lancé il y a quatre décennies. Il leur faut d’abord poursuivre le reboisement de leur terrain, totalement nu à leur arrivée. Après avoir aménagé des digues et des bassins pour retenir les torrents de la mousson, ils ont planté 2 millions d’arbres forestiers et fruitiers, qui forment aujourd’hui une splendide futaie à l’ombre de laquelle s’ébattent écureuils, mangoustes et paons. En plus de fermes biologiques, on y trouve un centre de recherche qui développe des techniques de moulage de brique crue écologiques, retraite les eaux usées, et exploite l’énergie solaire. Construite à partir de ces matériaux écologiques, la cantine d’Auroville utilise un gigantesque concentrateur solaire pour préparer chaque jour près de 1000 repas. A midi, on croise d’ailleurs autour des grandes tablées un mélange bariolé de jeunes maçons couverts de poussière rouge, de secrétaires indiennes drapées dans leur sari et de vieux sages à la crinière blanche, en grande conversation devant leur assiette de lasagnes biologiques.



New-age
L’autre grand dessein d’Auroville concerne l’éducation. Longtemps orientée vers l’épanouissement de l’individu, l’expérience postbaba du no school a vite tourné court, laissant aujourd’hui la place à un cursus plus traditionnel permettant aux enfants de poursuivre ailleurs leurs études supérieures – du moins en ce qui concerne les Occidentaux, les citoyens tamouls d’Auroville manquant de moyens pour poursuivre leur scolarité. Cette différence de traitement entre Blancs et Indiens n’intervient cependant qu’à l’adolescence. Et à l’école primaire, on voit des enfants de toutes origines commenter dans un joyeux sabir de français, tamoul et anglais des pliages d’origami, sous la direction souriante d’une institutrice coréenne.



Côté culture, Auroville propose, en plus des traditionnels cinéma et salles de concert, une palette incroyablement complète d’ateliers new-age. On peut y suivre pour des prix dérisoires (en moyenne deux euros de l’heure), des cours de yoga, chant tantrique, méditation soufi, taï-chi, danse contact… Ainsi que des soins de médecine douce, comme l’acupuncture, le reiki, l’homéopathie ou l’ayurveda.



Mais le rêve n’est pas abouti, loin s’en faut. La Mère espérait accueillir 50 000 habitants. Les plans de la cité, en forme de galaxie, ont d’ailleurs été réalisés pour une ville à cette échelle. Quarante ans plus tard, ils ne sont que 2 000 résidents de la première heure ou citoyens cooptés après une période de probation de deux ans à occuper un territoire de plusieurs dizaines d’hectares. Surtout, le centre-ville censé faire le lien entre les zones culturelles, industrielles et résidentielles n’est toujours pas sorti de terre. Le Matrimandir n’est accompagné que d’un bâtiment administratif, alors que la cantine et l’épicerie sont à des centaines de mètres de là, ce qui obligea les habitants à arpenter continuellement les sentiers de terre sur leur deux-roues.



Il faut dire que les travaux ont été gelés pendant une quinzaine d’années en raison d’un conflit avec ­l’ashram de Sri Aurobindo qui a tenté de prendre le contrôle d’Auroville, avant de se faire débouter en 1988. Des différends entre Aurovilliens et le soupçon de sectarisme ont achevé de mettre à mal le projet.



«Aujourd’hui, à moins d’être un entrepreneur très doué, il est extrêmement difficile de s’en sortir sans ressource extérieure, déplore un nouvel arrivant. Résultat, nous voyons arriver trop de préretraités venus profiter d’un cadre agréable à moindre prix, alors que nous manquons de jeunes adultes. Il n’est pas non plus normal que nous ayons systématiquement recours à des travailleurs extérieurs tamouls pour effectuer les tâches subalternes.» Ils sont effectivement 4000 à venir chaque jour de leur village, pour faire le ménage ou la cuisine dans de coquettes maisonnées aux formes audacieuses, tout en rondeur ou hauteur de plafond, généralement pourvues d’un jardin et d’un patio. La balade en utopie prend parfois de drôles de détours.

Antoine Calvino

Sur le site de Libération :
http://voyageorigine.liberation.fr/grandes-destinations/auroville-balade-en-utopie

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