26 - Les vieilles pierres de Syrie

Alep, le 22 octobre

Arrivée à Alep
Je débarque en Syrie presque par hasard, parce que c’est mon chemin vers Israël. A mon arrivée à Alep, je suis agréablement surpris. La vieille ville a beaucoup d’allure avec son imposante citadelle, ses maisons à encorbellement de bois et les galeries moyenâgeuses de son souk.




En plus, j'aime bien Bashar, son président à vie, qui me salue toute la journée dans les boutiques, les halls d'hôtels et sur tous les coins de murs disponibles de la rue. Bonjour président !



La seule chose qui me chagrine, c’est que mon hôtel grouille de Français, j’ai l’impression d’être déjà rentré. Ca me rappelle le Sénégal, si bien colonisé puis tellement envahi pendant les vacances qu'il en perd presque son exotisme. Et justement, la France s'est aussi invitée en Syrie pendant l'entre-deux-guerres et elle ne s'y est pas particulièrement bien comportée, trahissant sa promesse de favoriser la création d'un état arabe unifié et tentant d'affermir son emprise en divisant les communautés, avant de bombarder Damas pour mieux se faire comprendre. Mais bon, après avoir un peu ronchonné dans ma barbe, j’admets que mes voisins de chambre ne sont pas responsables du bombardement et j’en trouve même quelques uns tout à fait sympathiques. Du coup, nous formons un groupe et organisons deux journées d'expédition en minibus autour d'Alep. Et là, incroyable. Je savais vaguement qu’il y avait en Syrie des sites historiques intéressants, mais à ce point là j’étais loin de l’imaginer.




Les cités mortes byzantines
On trouve dans les environs d'Alep un terrain très particulier connu sous le nom de massif calcaire. Ce sont de vastes étendues pierreuses écrasées de soleil sur lesquels quelque sept cents villages byzantins ont prospéré entre le Ier et le VIe siècle, avant que les habitants ne disparaissent brusquement sans que l’on sache bien pourquoi. Mille cinq cents ans plus tard, les bâtiments sont toujours là. Ce sont des maisons à deux niveaux aux fenêtres soutenues par des linteaux creusés de croix et de spirales, de gracieuses églises auxquelles il ne manque que le toit, des tombeaux en forme de petites pyramides et des tours de guet vacillantes se dressant au milieu de champs de pierres dont elles épousent la couleur gris pâle.












Depuis peu, des bédouins se sont installés dans certaines de ces villes fantômes et on voit des moutons se planquer derrière les augustes colonnades, des poules picorer sous des porches antiques et des vaches garder des basiliques à moitié effondrées.







Perché sur sa colonne
De tous les vestiges de cette époque, le plus extraordinaire est probablement la cathédrale de Saint-Siméon. Ce moine intrépide a passé les trente-six dernières années de sa vie au sommet d'une colonne qu'il faisait rallonger régulièrement afin de se rapprocher de Dieu, finissant sa vie à la hauteur invraisemblable de dix-huit mètres. Les chrétiens impressionnés par la performance venaient en foule lui demander conseil et bénédiction. A sa mort, on lui rendit hommage dans toute la chrétienté et de nombreux moines l’imitèrent, auxquels on donna le nom de stylites, il y en eut en Europe jusqu’au XVIe siècle. Il exista même une communauté de moines stylites, que j’imagine bien assis les uns à côté des autres, papotant en plein ciel sur leur forêt de colonnes… Pour revenir à celle de Siméon, il n’en reste aujourd'hui qu’un gros moellon, mais pour accueillir les pèlerins qui affluaient de plus belle après sa mort, l’église de Syrie fit édifier autour de lui une superbe cathédrale dont les murs et les arcs encore debout se découpent sur le ciel bleu, au somment d’une colline dominant les contreforts du pays kurde.







Nous descendons ensuite vers le sud pour visiter la longue avenue de colonnes qui constituait l’axe de la ville romaine d'Apamée...




...ainsi que des sites archéologiques beaucoup plus anciens, comme un temple hittite dédié à Ishtar datant du IXe siècle av JC. Voici déjà le lion qui en garde l'entrée.



Et maintenant le site en lui-même.





Lattaquié, le 1er novembre

Châteaux arabes dans le désert
Un soir, je rencontre à mon hôtel d'Alep un Américain qui cherche des partenaires pour louer une voiture et s'enfoncer dans le désert à l'est du pays. J'enrôle un couple d’Australiens et nous mettons les voiles le lendemain matin. Trois jours durant, nous suivons d’interminables routes au milieu du désert, sous un soleil d’enfer, et de temps en temps nous voyons surgir de nulle part un château fort arabe, sentinelle oubliée d’une route disparue ou massif péage au bord de l’Euphrate. Nous visitons un par un ces terrains de jeux pour grands enfants, impressionnés par ces murs de plusieurs mètres d'épaisseur qui attestent des combats acharnés qui devaient se dérouler ici.










Nous poussons ensuite vers l'est pour voir les vestiges de Doura Europos. C'est une grande ville surplombant l’Euphrate qui fut successivement grecque, puis parthe et romaine, chaque nouvel occupant apportant ses nouveaux dieux sans supprimer les anciens. On y trouve ainsi rassemblés dans un joyeux œcuménisme les restes d’une synagogue, d’une église et de temples dédiés à Zeus et à Artémis, ainsi qu’à tout un panthéon de dieux orientaux exotiques.

Les ruines romaines de Palmyre
Puis c'est le moment de descendre vers Palmyre, le plus prestigieux site antique de Syrie. C’est une oasis perdue en plein désert dans le centre du pays, une importante étape de la route de la Soie qui fut immensément prospère pendant les premiers siècles de notre ère, au point que sa reine rejeta la tutelle romaine et envahit toute la partie orientale de l’Empire, de l’Egypte à la Turquie. En représailles, la ville fut détruite et ses habitants déportés, si bien que ses ruines furent recouvertes par le sable pendant des siècles. Ce qui reste de ses colonnes et de ses temples a été relevé et elle forme aujourd’hui un site extraordinaire, du niveau de Persépolis ou des pyramides d'Egypte.













En plus, un rallye de voitures anciennes y passe en même temps que moi et j’ai droit à un éblouissant défilé de Delahaye, Bugatti et Aston Martin. La télévision syrienne est la pour immortaliser l'événement, c'est un peu la fête dans l'oasis.



Mais en fin de journée, l’ambiance se refroidit nettement lorsque l’on apprend que huit Syriens ont été tués par l'armée américaine tout près de la frontière irakienne, pas loin de Doura Europos justement. Autant vous dire que l’Américaine avec qui je passe la soirée serre les fesses. D’ailleurs, elle est rigolote, cette fille. Elle fait le tour du monde grâce à un prix qu'elle a remporté. Le thème du concours était « Pourquoi voulez-vous voyager ? ». Plutôt que de monter un projet humanitaire, elle a expliqué qu’elle voulait goûter aux bonbons du monde entier ! Elle tient un site très bien fait et très drôle avec ses photos de bonbons à l'adresse www.malena-rtw.com.



Les châteaux forts des croisés
La Syrie, c'est également le pays des châteaux forts des croisés. Après la prise de Jérusalem en 1099, la plupart d'entre eux rentrèrent au pays, laissant Godefroi de Bouillon à la tête d’une misérable armée de 300 chevaliers. Pour se protéger, ils édifièrent en quelques années une série de mastodontes perchés sur des montagnes d’où ils montaient la garde sur des gorges vertigineuses. Je visite les deux plus impressionnants. D'abord le Krak des Chevaliers, peut-être le plus formidable ouvrage militaire au monde avec sa double rangée de murailles flanquée de tours ventrues. En fait, son blindage de pierre tient presque autant du blockhaus que du château fort. On pénètre dans la place par une interminable rampe d'entrée donnant sur la salle des gardes, des écuries démesurées, un dortoir de plus de cent mètres de long et, nichée au coeur de la bête, une galerie aux délicates ogives gothiques (la première photo vient de Picasa).







Je passe ensuite par le château de Saône, moins compact mais encore plus grand avec ses 700 mètres de long ! A moitié en ruines, il est un peu à l'écart du flux touristique, ce qui fait que je l'ai quasiment pour moi tout seul. Du coup, je me régale à visiter les remparts envahis de mauvaises herbes, l'énorme donjon carré, la citerne grande comme une église et la muraille donnant sur un ravin artificiel que les croisés ont creusé dans le roc afin d'isoler le château de la montagne ! Du tronçon de montagne évidé, seule subsiste une spectaculaire aiguille rocheuse de vingt-cinq mètres de haut qui se dresse au milieu du vide pour, à l'époque, soutenir le pont-levis en son centre.








Damas, le 5 novembre

Un monastère dédié au dialogue avec l’Islam
Après toutes ces pérégrinations, je me pose quelques jours à Deir Mar Mousa, un monastère du VIe siècle perdu dans la montagne à quatre-vingt kilomètres de Damas. Longtemps abandonné, il fût redécouvert il y a vingt-cinq ans par un prêtre italien qui l’a restauré et y a fondé une communauté originale qui comprend des moines et des moniales, catholiques et orthodoxes. Et surtout, il est dédié au dialogue avec l’islam. Les moines sont presque tous des Syriens, donc des Arabes, et ils portent le keffieh sur leur robe de bure. Ils suivent le rite catholique syriaque, au majestueux décorum orthodoxe malgré le rattachement à Rome au XVIIIe siècle. Mais en semaine, la messe est célébrée assise, très simplement, à la façon des premières communautés chrétiennes qui se réunissaient dans les maisons. Elle est dite en arabe et Dieu y est appelé Allah, ce qui surprend un peu. Une partie est traduite en anglais à l’attention des visiteurs et, régulièrement, le prêtre demande à l’assistance de commenter la Bible ou son sermon. Je suis touché par l’ouverture d’esprit des moines, la beauté du site, les magnifiques peintures de la chapelle et les levers de soleil sur la montagne, mais j’ai quand même un peu de mal à tenir en place. Comme je veux écrire un article sur la communauté, je m’accroche. J’interroge longuement le père italien et les différents moines sur le sens de leurs échanges avec les musulmans, un travail que je complèterai plus tard à Damas avec un cheikh qui dirige un centre d’études islamiques. Je passe aussi beaucoup de temps à faire des photos, en particulier de la messe, que je me coltine trois jours d’affilée pour obtenir les images que je veux... Malheureusement, tout ce travail sera perdu quelques jours plus tard, comme je vais vous l’expliquer dans le prochain paragraphe. Pour que vous puissiez quand même vous faire une idée, je vous ai mis deux photos trouvées sur le Net.

Le monastère


La chapelle


Dépouillé à Beyrouth
Comme je suis à côté du Liban, je décide d’aller faire la fête à Beyrouth, histoire de me changer d’ambiance. J’arrive de nuit et, après avoir laissé mes bagages à l’hôtel, file direct dans un club qu’un ami DJ m’a conseillé. La musique tient à peu près la route, mais l’ambiance fait Régine des moins de vingt-et-un ans, genre je danse sur la table et je claque la tune de mes parents à coups de bouteilles de champagne. J’ai drôlement envie de me lâcher après ces deux mois passés en terre musulmane et chez des moines, mais là non il n’y a pas moyen. Finalement, je rentre un peu dépité à l’hôtel, où je découvre que mon appareil photo, mes objectifs et mon ipod ont disparu avec un client libanais. Depuis un an, je pèse chaque demi-euro que je dépense et là il y a presque 1500 euros qui se sont envolés d’un coup, sans compter le reportage à Mar Mousa. La catastrophe. Je passe les cinq jours suivants à me débattre dans les méandres administratifs du commissariat, du tribunal et de l’ambassade pour parvenir à ne serait-ce qu’à déposer ma plainte. J’ai l’identité du voleur, qui l’avait déclinée sur le registre de l’hôtel, et même le numéro de téléphone d’un de ses amis à qui il a demandé de l’argent par sms sur le portable du patron. Il y a peut-être moyen de l’attraper avant qu’il ne revende mon matériel. Mais tout ça n’émeut pas une seconde le flic qui refuse de lancer l’enquête tant que le juge ne donne pas le feu vert (plusieurs semaines plus tard, je n’ai toujours pas de nouvelles). Dans ces conditions, j’ai du mal à profiter de Beyrouth. Je dois même avouer que je ne goûte pas beaucoup l’ambiance de nouveaux riches du quartier chrétien où je me trouve, avec ces Porsche Cayenne et ces Hummer qui défilent dans la rue des bars en déversant par leurs fenêtres grande ouverte des flots de techno de supermarché. J’arrête, je vais m'énerver. Aussitôt ma plainte enfin déposée, je retourne en Syrie. Le Liban, ce sera pour une autre fois peut-être, dans de meilleures conditions. Mais dans longtemps, alors.

Cap sur Israël
Allez, vite, la suite. Je dois retrouver le sourire avant de récupérer ma grand-mère à l’aéroport de Tel Aviv et visiter Israël avec elle pendant quinze jours. De Beyrouth, c’est la porte à côté. Mais vu l’état des relations dans la région, il me faut retourner en Syrie, où je prends congé du président Bashar, toujours aussi chaleureux... Au revoir président !



Puis je traverse la Jordanie pour arriver à la frontière israélienne. Les douaniers font une drôle de tête en découvrant successivement sur mon passeport les tampons de leurs amis syriens, libanais, yéménites et iraniens, mais ils finissent par me laisser passer. Je saute dans un taxi, dans un bus, puis dans un train. Et me voici à l’aéroport Ben Gourion de Tel Aviv, fin prêt pour accueillir ma grand-mère qui arrive triomphalement dans son ensemble mi-saison beige et orangé pour profiter du soleil automnal de la Terre Sainte.

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