Ethiopie : Le village qui aime les femmes (Marie Claire, août 2009)

Excision interdite, droit au divorce, égalité des tâches à la maison, accès à la pilule et à l'éducation... Le petit village éthiopien d'Awra Ameba a mis en place une société basée sur la solidarité et le respect. Une incroyable révolution dans un pays accroché à ses traditions.




Assis sur le bord de ce petit champ bordé de collines, les paysans venus du village voisin regardent la scène d’un air scandalisé. Devant eux, une femme en robe de drap vert pilote d’une main experte une charrue tractée par deux boeufs aux flancs trempés de sueur. Lorsqu’ils ralentissent ou sortent du sillon, elle fait claquer son long fouet et ils se remettent dans le droit chemin en soufflant bruyamment. La femme peut labourer tranquille, son mari est à la maison où il s’occupe des enfants et cuit les galettes pour le déjeuner. Nous sommes à Awra Amba, extraordinaire village des hauts plateaux du pays Amhara, au coeur de l’Ethiopie, qui réinvente depuis trente-trois ans les fondements de la société traditionnelle.





Egalité entre hommes et femmes
Curieusement, les principes de cette communauté n’ont pas été posés par une bande de féministes, mais par Zumra Nuru, un paysan de soixante-sept ans tout juste capable d’écrire son nom. « Enfant, j’étais furieux de ce que je voyais autour de moi, raconte-t-il sous la hutte de réunion. Je trouvais injuste que ma mère aide mon père aux semailles et à la récolte, alors qu'il ne lui rendait jamais la pareille à la maison. Je me suis juré, adulte, de changer les choses. » En 1972, alors âgé de trente ans, il réussit à convaincre une poignée d’hommes et de femmes de fonder une communauté sur des bases neuves. « Pour commencer, nous avons introduit l’égalité devant le travail. Chez nous, les tâches ne sont pas attribuées en fonction du sexe, mais des capacités et des envies de chacun. Seuls la grossesse et l’allaitement sont l’apanage des femmes. » Ces dernières ne sont pas toutes devenues des travailleuses de force pour autant. Si l’on en trouve certaines aux champs ou à la construction de maisons, elles aiment aussi filer le coton ou manipuler les machines à tisser, tâches traditionnellement féminines qu’elles partagent ici avec les hommes. Cette redéfinition des rôles bouleverse les rapports entre les sexes. « Le fait de labourer et de tisser ensemble nous met sur un pied d’égalité avec notre époux, constate Tombouale, qui vient de se marier. A la maison, nous partageons l’autorité avec lui, ce dont nous sommes heureuses et fières. »







Une cellule familiale redéfinie
Dans ce pays où la plupart des mariages sont encore arrangés, c’est elle qui a demandé la main du timide Aman. Si un jour ils le souhaitent, il leur sera possible à tous deux de demander le divorce. On peut également supposer que leur vie intime est plus épanouie que celles des autres couples éthiopiens, car les petites filles d’Awra Amba ne sont pas excisées, contrairement à l’immense majorité de leurs compatriotes. Tombouale et Aman habitent dans une maison construite par la communauté selon un schéma unique, autant par commodité que pour éviter la jalousie. Erigée en terre et recouverte d’un toit de chaume, elle est équipée d’une machine à tisser et d’un four. Il s’agit d’un modèle fermé unique au village, dont le conduit d’évacuation fait un coude sur lequel on peut faire bouillir un récipient et dont l’énergie est conservée pour chauffer la pièce. La maison est conçue pour un couple sans enfant, car Tombouale prend la pilule. Elle est loin d’être seule, la plupart des familles du village ne comptent pas plus de quatre enfants, là encore une situation hors du commun en Ethiopie. A Awra Amba, on ne plaisante pas avec l’épanouissement des nouvelles générations.





Ecole pour tous
Car l’une des autres grandes règles de la communauté, adoptée sans le savoir dans le droit fil de la déclaration des droits de l’enfant de l’Onu, c’est que « nos fils et filles ont droit à l’éducation et au jeu ». Ensuite seulement, ils aident aux travaux de la maison ou des champs, mais sans jamais porter de charges lourdes. Chaque matin, ils sont quelques dizaines à prendre le chemin de l’école située au centre du village, à côté de la petite librairie. Elle est ouverte en priorité aux plus jeunes, jusqu’à sept ans, tandis que leurs aînés poursuivent leurs études à l’école de la ville voisine. Mais on y trouve aussi des adultes désireux d’acquérir des connaissances supplémentaires. Les professeurs sont des villageois qui ont un savoir à partager. Ils donnent des cours d’amharique (la langue officielle éthiopienne), d’anglais, de géographie et de mathématiques. Au minimum, tous les habitants du village savent lire et écrire, une performance considérable pour l’Ethiopie où la moitié de la population est analphabète. Au-delà de la simple instruction, une bonne partie de l’éducation dispensée concerne « la nature de l’être humain, les droits des femmes et le respect d’autrui ». Le résultat saute aux yeux. Si partout ailleurs dans le pays, le touriste est harcelé par des hordes d’enfants à la main tendue, à Awra Amba il est accueilli avec une gentillesse et une générosité très touchantes. Il doit en retour se priver d’alcool, de cigarettes et même de café, pourtant la boisson nationale, considéré comme addictif et dangereux pour l’équilibre psychique. Les jeunes de la communauté ne transigent pas non plus en matière de moeurs, même lorsqu’ils partent étudier à l’université de la ville voisine. Alors que la prostitution y est omniprésente et que 15% de la population éthiopienne est touchée par le virus Hiv, aucun d’entre eux n’a jamais été testé positif au contrôle qui est systématiquement effectué avant chaque mariage.





Absence de religion
Cette discipline est d’autant plus frappante que la morale des habitants d’Awra Amba n’est dictée par aucune église organisée, chose inouïe dans un pays aussi profondément religieux. « Au départ, nous étions chrétiens et musulmans, raconte Zumra. Mais aujourd’hui, nous croyons au même dieu créateur. Il est partout autour de nous et en nous, il n’y a pas besoin de l’enfermer dans une église ou dans une mosquée. Nous ne lui donnons pas de nom, car c’est ainsi que l’on divise les hommes, et nous ne croyons pas en une vie après la mort, dont nous n’avons aucune preuve. Le paradis, nous le construisons ici-bas, par notre labeur et la solidarité que nous nous manifestons les uns envers les autres. » Les habitants d’Awra Amba ne respectent donc pas les nombreuses fêtes religieuses chômées dans le pays, ni même les fêtes laïques d’ailleurs. Le seul jour de vacances qu’ils s’octroient est le premier de l’an du calendrier national, en septembre. Ce qui en fait, et de loin, le village le plus industrieux du pays.







Solidarité envers les faibles
Tous ses membres consacrent cinq jours par semaine au travail en commun. A la fin de l’année, les bénéfices sont répartis à parts égales entre la centaine de familles, quel que soit leur nombre d’enfants. La sixième journée est consacrée à l’aide aux personnes âgées, aux malades et aux nécessiteux. « J’ai vu trop souvent les plus faibles mendier sur les routes, explique Zumra. Ici, nous prenons soin d’eux. Nous sommes encore pauvres et nous ne pouvons nous occuper que des membres de notre communauté, mais un jour nous serons assez riches pour consacrer cette journée à aider nos voisins. » La tradition africaine de garder à la maison les personnes âgées a également été remise en question. Elles sont ici hébergées dans un bâtiment à part, où elles sont nourries, lavées et soignées gratuitement. « C’est nous qui avons choisi cette solution, assure Sophia, une belle vieille dame enturbannée qui prend le soleil sur son banc. Avant, nous passions nos journées seuls à la maison pendant que notre famille était au travail. Maintenant, nous pouvons discuter entre amis de la même génération. Nos enfants et petits-enfants sont juste à côté, nous les voyons tous les jours. » Quant aux malades, ils sont soignés dans la petite infirmerie que la communauté vient de construire. Elle manque encore un peu de médicaments, mais pas de personnel qualifié, un médecin et deux infirmières natifs du village assurant son fonctionnement. Ce fonctionnement proche d’un communisme idéal est mis entre parenthèses le septième jour de la semaine, dont chacun dispose comme il l’entend. En général, il est consacré au marché, au nettoyage de la maison, à la collecte de bois ou à la culture d’un lopin de terre personnel.





Fonctionnement démocratique
Après avoir tenu un rôle aussi important dans l’édification de sa communauté, on pourrait imaginer que Zumra y exerce un pouvoir sans partage. Ce ne semble pas être le cas. D’après les habitants, les grands dossiers comme l’éducation, l’alimentation, le développement et l’hygiène sont respectivement gérés par treize comités élus tous les trois ans, le fondateur ne faisant partie que de celui dévolu au développement. Quant aux décisions les plus importantes, elles sont mises aux voix des adultes. Le comité des plaintes arbitre les litiges, la police n’étant avertie qu’en dernier recours. Tout le monde se dit satisfait du système. Mieux, malgré les difficultés de leur vie quotidienne, les habitants d’Awra Amba apparaissent extraordinairement heureux et fiers de présenter leur communauté aux visiteurs.





Vocation messianique
C’est qu’ils reviennent de loin, car une telle remise en question des valeurs traditionnelles éthiopiennes n’est pas passée toute seule. En 1988, scandalisés par l’égalité entre les sexes et l’absence de religion, les habitants des villages voisins chassèrent la communauté de ses terres. Elle erra cinq ans sur les routes du nord du pays, où la faim et la maladie fauchèrent une vingtaine de ses membres. Réduits à une trentaine, ils menèrent une lutte acharnée pour récupérer leur bien. Ils y parvinrent finalement en contactant les médias locaux, qui firent pression sur les autorités. Vingt ans plus tard, ils sont quatre cents. Mais la méfiance est restée. Si les voisins sont les bienvenus lorsqu’ils viennent broyer leurs grains dans la machine du village, un garde armé sommeille en permanence au pied de l’arbre. Le souvenir de la famine est également bien vivace, d’où cet acharnement quotidien au travail qui leur a permis d’ouvrir récemment deux nouveaux ateliers de tissage. Mais surtout, les membres d’Awra Amba n’ont pas oublié que c’est grâce à leur ouverture au monde extérieur qu’ils s’en sont sortis. Ils continuent de communiquer et sont connus dans tout le pays. Les cars scolaires se succèdent chaque jour, si bien que l’on compte chaque année près de dix mille visiteurs éthiopiens auxquels s’ajoute une poignée d’Occidentaux. Tous sont accueillis avec la même gentillesse. Et fait remarquable pour l’Ethiopie, les prix exceptionnellement bas pratiqués dans la petite auberge et la boutique de vêtements sont identiques pour les locaux et les touristes. « Noirs ou blancs, nous sommes tous de la même famille, explique Zumra. Ce n’est pas pour manquer à nos principes que nous avons surmonté tant d’épreuves. Dites à vos compatriotes de venir nous voir, nous les accueillerons comme nos frères et soeurs. Nous sommes fiers de ce que nous accomplissons ici et nous souhaitons que l’exemple de notre communauté inspire le monde entier. »

Antoine Calvino

2 commentaires:

Caroline Maby a dit…

Magnifique reportage... dont le fond m'a surprise avec bonheur, et les images... ravie. :)

Anonyme a dit…

Ce village (dont son Zumra Nuru) mérite le prix Nobel de la paix . Je suis sûr qu'ils utiliseront l'argent du prix pour de nobles causes.

Merci de m'avoir fait découvrir ces gens.