5 - De Thanjavur à Rameswaram

Thanjavur (Tamil Nadu), le 9 février

Retour en Inde
Enfin je quitte Auroville ! Mon reportage aura duré quinze jours au lieu des quatre ou cinq escomptés. Je vais pouvoir retrouver le chaos indien, cracher par terre, manger du poisson frit bien dégueu, boire de la grosse bière qui tâche et fumer des gros pétards. Bon, dans le fond je n’ai pas envie de me retourner la tête plus que ça, mais au moins maintenant j’ai le choix. Le spectacle reprend aussi sec. A la sortie d’Auroville, une petite équilibriste fait son numéro sur le bord de la route, accompagnée au tambour par son père.



Lorsque je traverse les gros bourgs, je retrouve ces tapageurs panneaux de publicité pour des rivières de diamants et des voitures de luxe, complètement décalés au milieu de ces maisons délabrées et de ces terrains vagues où les gens vivent entre leurs chèvres et leur stand de beignets. Au bord d'une route, je tombe sur un Jésus très oriental...



A la nuit tombée, un flic me fait signe de m’arrêter. Il n’a aucune raison de le faire, en dehors d’essayer de me dépouiller de quelques centaines de roupies pour un malheureux défaut de permis et d'assurance, donc je l’esquive. Deux heures plus tard, j’arrive à Chidambaram, où je retrouve avec joie la gentillesse des Tamouls, toujours contents de me renseigner et de discuter le bout de gras. Le temple local est hallucinant, avec ses forêts de colonnes émergeant de l’ombre, ses statues noires planquées dans tous les coins et la dévotion des fidèles. En plus, il n’y a pas un touriste. Pendant la puja, les brahmanes à l’étrange coiffure oblique font tourner leurs bougies dans la niche grouillante de dieux, puis baladent Krishna sur un palanquin noyé dans les vapeurs d’encens, au milieu du vacarme des cloches, des percussions et des trompes qui résonnent sous la voûte, entourés par la foule qui se bouscule pour suivre le spectacle. Indiana Jones débarquerait suspendu à son fouet que je ne serais pas plus étonné que ça.




Le lendemain, je gagne Thanjavur, connu pour compter l’un des plus grands temples du sud de l’Inde. C’est vrai qu’il est impressionnant. Mais je me souviendrai surtout de ce jeune brahmane sympa, contremaître dans le civil, qui remplace provisoirement son frère devant la statue d’un parent de Ganesh. Entre deux bénédictions, il quitte son sérieux pour me parler des soucis avec sa copine et finit par me faire une proposition voilée, ce qui me fait bien rigoler.




Rameswaram (Tamil Nadu), le 15 février

Pèlerinage au bout du monde
Ce sont des Aurovilliens qui m’ont conseillé d’aller à Rameswaram, ils m’ont alléché en me décrivant l’endroit comme le bout du monde. Je laisse la moto à Madurai, où cette friponne a encore des problèmes de piston, et je file en bus de nuit vers cette île située à la pointe sud-est de l’Inde, juste en face du Sri Lanka. A mon réveil, je découvre un joli village traditionnel aux petites maisons pastels écrasées de soleil. Les rues sont jalonnées de vendeurs de glaces, de petits restaurants, d’échoppes de location de vélos, d’étalages de souvenirs religieux, de magasins de miroirs en coquillages et d’agences de voyage destinées aux Indiens.


Il y a même une plage avec quelques baigneurs et un petit vendeur de barbapapa.



Dans la rue, de minuscules chevaux tirent des carrioles branlantes, alors qu’à côté d’eux les ânes se la coulent douce en compagnie des vaches qui profitent de leur statut pour gratter des bananes à l’entrée du temple. Pendant ce temps, les chauffeurs de ricksdhaws se préoccupent peu de leur chiffre d'affaire.



Les femmes, comme toujours vêtues d’éclatants saris multicolores, papotent devant une glace ou un verre de lait chaud. Quant aux hommes, presque tous en dhoti traditionnel, cette jupe blanche ourlée d’or qu’il retroussent à mi-jambe, ils somnolent à l’ombre en attendant que la chaleur baisse, comme ce vieux tout buriné sous son turban qui coupe des noix des coco sans se presser. La plupart portent sur le front les trois bandes de cendre grise horizontales de Shiva, le dieu à l’honneur ici. Ils se déplacent en petits groupes, dans le costume de leur région. Car si certains viennent du Tamil Nadu, d’autres arrivent de Bombay, de New Delhi ou de Katmandou. C’est que Rameswaram, malgré sa taille modeste, abrite l’un des cinq temples où tout hindou doit être allé en pèlerinage au moins une fois dans sa vie.



Ses splendides couloirs, pour ne citer qu'eux, sont connus pour être les plus longs du pays.





Le jour de mon arrivée, on y fête le baptême du nouvel éléphant du temple, tout juste agé de cinq ans, mais qui sait déjà très bien barrir et bénir les fidèles à l'injonction de son cornac, quand il n'amuse pas la galerie au robinet.







Du rôle du zizi de Shiva dans la conquête du Sri Lanka
Pour ceux que ça intéresse, je vous fais dans ce paragraphe un rapide topo sur la mythologie locale, telle qu’elle m’a été présentée par un pèlerin bien renseigné. Il y a 8000 ans de cela, afin de mettre en échec une poignée de démons qui terrorisaient la population, Vishnu, l’un des trois dieux principaux du panthéon hindouiste, s’incarna sous le nom de Rama. L’un des méchants, Ranan, le roi du Sri Lanka, ne fût donc pas très inspiré de capturer sa femme Sita, le rappelant ainsi à sa mission. Furieux, Rama réunit une armée de singes et d’ours (ce qui se traduit par bhaloo en tamoul, ça vous rappelle peut-être quelque chose) et fabriqua un pont afin de permettre à ses troupes d’attaquer l’île. Aidé par un lingam, le symbole phallique de Shiva, il vainquit les armées de Ranan et conquit le Sri Lanka. Ce lingam est exposé dans le temple et les fidèles le révèrent comme l’incarnation de Shiva (ne rigolez pas, les catholiques font pareil avec l’ostie). Mais un jeune brahmane plus instruit que la moyenne m’assure que le lingam est chargé d’énergie en raison de la prière des fidèles et non de son caractère divin, chose que j’avais déjà lue chez Alexandra David-Néel et que je suis tout à fait disposé à admettre. Quoiqu’il en soit, grâce à ce lingam la nappe phréatique située sous le temple est aussi sacrée que l’eau du Gange et elle permettrait même de soigner les maladies de peau, comme la lèpre (à condition d’en mettre beaucoup, quand même), et surtout de laver le karma de ses péchés mineurs. C’est pourquoi on voit les pèlerins se balader tout mouillés dans le temple, où ils se font asperger à vingt-deux puits successifs.







Mais cette dévotion ne convainc pas tout le monde, en particulier les fidèles de Krishna, nombreux à l’entrée du temple à vendre leur Bagavad Gita et leurs manuels de survie post mortem. Comme me le signale l’un des leurs, en agitant avec désapprobation la petite couette accrochée derrière sa nuque, « les Indiens viennent essentiellement au temple pour demander aux dieux de l’argent, puis ils rentrent chez eux et fument des cigarettes ». Ah, elle est malheureusement oubliée cette époque dorée les déesses encore conscientes de leurs obligations corrigeaient avec application les fidèles récalcitrants...



Ca sent le poisson
Mais Rameswaram est aussi un village de pêcheurs. Difficile d’ailleurs de ne pas s’en apercevoir, tant il empeste le poisson à des kilomètres à la ronde. Le spectacle du déchargement de la pêche est impressionnant. Toute la journée, de magnifiques bœufs blancs aux cornes peintes en rouge et bleu pataugent dans les eaux du port en attendant que les pêcheurs tamouls, eux aussi splendides dans leur costume traditionnel, chargent leurs chariots de paniers de poissons.









Ceux-ci sont ensuite séchés en plein soleil, les femmes s’exténuant à les retourner des heures durant sous le soleil à l’aide d’une spatule de bois.



Comme tous ces braves gens sont tout à fait disposés à se faire prendre en photo, c’est l’occasion de faire une petite galerie de portraits.







Mais il n'y a rien à faire, le plus beau c'est encore lui.



Son collègue, qui fait le plein à la station service, me plaît bien aussi.



Et enfin, une petite dernière pour la route, avec cette barque en perdition.



Face au Sri Lanka
Je loue une petite moto et me rends à la pointe de l’île, Dhanushkodi, le fameux bout du monde donc. Après avoir traversé une forêt de pins, la route se termine et il me faut continuer sur le toit d’une camionnette, puis à pied sur une langue de sable totalement désertique, entourée de part et d’autre par le golfe du Bengale et l’Océan indien. A perte de vue, on ne voit que des aigrettes occupés à fouiller le sable et des corbeaux perchés sur des épaves de bateaux à moitié enfouies. Tout à la pointe, il y a un bras de mer et, derrière, le Sri Lanka. Difficile d’imaginer paysage plus perdu.







Après m’être baigné dans une eau brûlante, je pars à la recherche d’un village fantôme détruit par un cyclone en 1964. Les survivants l’ont quitté pour ne jamais revenir, laissant derrière eux des ruines, dont une mystérieuse église, au milieu desquelles une poignée de pêcheurs a bâti quelques cahutes protégées par des palissades d’osiers.







C’est l’une de ces familles qui m’invite à partager son repas. A eux huit, ils doivent connaître cinq mots d’anglais, ce qui ne nous empêche pas de bien rigoler.



Bon, nous ne parlons pas philosophie, mais maintenant je sais dire en tamoul les mots Lune, étoiles, poissons, jolie fille et gastrite. Par contre, et là je refuse de verser dans la complaisance, le dîner ne vaut pas tripette : trois galettes bien sèches de blé noir brisées en petits morceaux, sur lesquelles ils versent une sauce dont les épices incandescents ne parviennent pas à masquer l’absence de goût, allongée de trois malheureux lambeaux de poissons séchés. Mais ça ne fait rien. Je suis si content d’être là que je laisse passer la camionnette de retour et me fais inviter à dormir.



Puis je quitte en beauté Rameswaram grace à un incroyable train qui semble voler au dessus de l’eau en nous ramenant vers le continent dans la lumière orangée du soleil couchant.



Aucun commentaire: