Somaliland, le pays oublié (juillet 2010)

Près de vingt ans après s’être séparé dans le sang de la Somalie, ce petit pays de la Corne de l’Afrique court toujours après sa reconnaissance internationale. Il parvient pourtant à reconstruire peu à peu son économie tout en se façonnant une démocratie qui tranche avec les dictatures de la région, ainsi qu’en témoigne le succès de son élection présidentielle le 26 juin dernier.


Jour de fête nationale à Hargeissa

Fin juin, la nouvelle est passée quasiment inaperçue dans le flux tendu de l’actualité internationale. « La commission électorale du Somaliland indique que Monsieur Ahmed Silanyo a remporté les élections présidentielles. La campagne et le scrutin se sont déroulés dans un esprit de paix et de bonne volonté. » Vingt ans après s’être détaché dans le sang de son terrible voisin somalien, le Somaliland confirme son succès. Il offre le seul exemple de fonctionnement démocratique dans une Corne de l'Afrique soumise au joug des dictatures, tout en bâtissant peu à peu son économie. Une réussite bâtie en marge de la communauté internationale, qui n’a jamais reconnu son existence.

Un pays en bonne santé
Pour prendre la mesure de la sérénité régnant dans le pays, il suffit de se balader dans les rues d’Hargeisa, sa capitale passée en quelques années de 100 à 500 000 habitants. Le centre-ville est un inextricable souk grouillant de fruits, de shampoings, de rasoirs et de petit électroménager. Sur le marché au bétail, on s’échange à grands cris des moutons, des chèvres et des chameaux. Tranquillement assis dans la rue derrière des montagnes de billets, des changeurs d’argent vaquent à leurs affaires sans que personne ne s’avise de leur dérober une liasse en passant. Le pays exporte environ deux millions de têtes de bétail par an, pour une valeur d’environ 500 millions de dollars. Les Somalilandais exilés aux Etats-Unis et en Europe depuis la guerre civile transfèrent chaque année également 500 millions de dollars au pays et ils sont de plus en plus nombreux à revenir pour participer à sa reconstruction. Un réseau Internet remarquablement performant a été mis en place et une demi-douzaine de compagnies de téléphonie mobile se mènent une sévère concurrence, garantissant au consommateur des prix extrêmement bas et une couverture presque totale du territoire. La capitale compte un grand hôpital public, tandis qu’une trentaine de cliniques privées sont disséminées à travers le pays. La moitié des enfants de six à dix-sept ans est scolarisée et six universités ont été créées ces dix dernières années. Enfin, les autorités espèrent bien exploiter un jour le potentiel touristique des moyennes montagnes verdoyantes du centre du pays, des dix-sept îles de la Mer rouge et du site de peintures préhistoriques de Las Geel découvert en 2003. Mais pour attirer le chaland, il faudra d’abord régler le problème de la sécurité, les rares mais spectaculaires assassinats et kidnappings commis ces dernières années dans les zones frontalières par des bandes armées venues de la Somalie et du Puntland continuant d’obscurcir l’image du pays, tandis que les prises de bateaux par les pirates somaliens voisins font régulièrement la une des médias internationaux.

L'impossible reconnaissance internationale
L’amorce de prospérité économique du Somaliland est assise sur sa stabilité politique. Depuis sa déclaration d’indépendance en 1991, les dirigeants se sont succédés avec le même but : la reconnaissance internationale. « Nous finirons par atteindre notre but, assure le nouveau président Ahmed Silanyo. Notre cause est légitime et nous avons travaillé dur pour être l’un des pays les plus sûrs et les plus démocratiques d’Afrique. Nous avons rempli tous les critères pour être reconnus et cela sans aucune aide extérieure. Je sens d’ailleurs que la position de nos voisins est en train d’évoluer. » La décision est entre les mains de l’Union Africaine, qui a refusé jusqu’à présent d’accéder à cette demande au nom du principe de l’inviolabilité des frontières héritées de la décolonisation. « Mais nous avons été officiellement indépendants cinq jours en 1960 avant de nous unir à la Somalie italienne, argumente Dahir Rayale Kahin, le prédécesseur d’Ahmed Silanyo à la présidence. Il ne s’agit pas d’une sécession, nous ne faisons que récupérer notre souveraineté. Aujourd’hui, nous attendons que la communauté internationale remplisse ses obligations morales. L’Erythrée s’est séparée de l’Ethiopie en 1991. En Europe, le Kosovo a obtenu son indépendance. Pourquoi y-a-t-il deux poids, deux mesures ? »


Jeunes filles de Berbera
Changeur d'argent à Hargeissa

Dans le souk d'Hargeissa

L’imbroglio diplomatique
Le Somaliland est en fait plongé dans un imbroglio diplomatique qui le dépasse. Selon le diplomate Abdillahi Mohamed Dualeh, les pays voisins ont tous de bonnes raisons de vouloir conserver le statu quo actuel : « Nous sommes l’allié de l’Ethiopie, seul pays à avoir ouvert une représentation à Hargeisa. Or l’Egypte tient à tout prix à affaiblir les Ethiopiens auxquels ils veulent interdire d’exploiter le potentiel hydroélectrique des eaux du Nil bleu. Le Soudan ne veut pas montrer à ses tribus du sud qu’une accession à l’indépendance est envisageable. Djibouti veut éviter que nous ayons les moyens de développer nos infrastructures afin que les Ethiopiens, qui sont privés d’accès à la mer, ne puissent pas utiliser notre port de Berbera de préférence à leur propre port. Les pays arabes refusent par principe la partition d’un état musulman qui pourrait servir les intérêts d’une Ethiopie gouvernée par des chrétiens, d’autant qu’ils n’ont aucune envie de déplaire à l’Egypte. Enfin, de façon générale, le Somaliland est le seul pays démocratique de la région, un exemple dont nos voisins se passeraient bien. » Du côté égyptien, on ne voit évidemment pas les choses de la même façon. « Si nous refusons de reconnaître l’indépendance du Somaliland, c’est en vertu du principe de l’intangibilité des frontières post-coloniales, assure Mona Omar, du Ministère des affaires étrangères au Caire. L’Erythrée est un cas différent, car nous considérons que ce pays existait avant d’être rattaché à l’Ethiopie. Mais nous n’exerçons aucune pression diplomatique particulière et nous entretenons de bonnes relations avec le Somaliland, auquel nous fournissons une aide technique. De plus, il faut préciser que la revendication de l’indépendance ne fait pas l’unanimité à Hargeisa. J’ai reçu récemment un groupe de parlementaires qui prônaient plutôt la création d’une confédération avec la Somalie et le Puntland. »

Les conséquences de l’isolement
L’isolement du Somaliland ralentit considérablement son développement. Ses hommes d’affaires ont le plus grand mal à voyager avec un passeport non reconnu à l’étranger, sa monnaie n’est pas acceptée sur les marchés internationaux et ses entreprises ne peuvent compter sur un garant bancaire et ont donc toutes les difficultés à importer des marchandises. Quant aux investisseurs étrangers, ils reculent devant les taux d’assurance vertigineux dus à l’assimilation à la Somalie. Total est ainsi la seule grande entreprise internationale à s’y être installée. Le gouvernement assure également ne pas pouvoir disposer de l’aide au développement, seuls quelques routes et ponts ayant été financés par l’Union européenne. Le pays se construit donc sans aucune dette extérieure, un exemple unique en Afrique. Mais le mouvement n’est pas assez rapide pour enrayer le chômage des jeunes, dont le ministère de l’emploi estime qu’il tourne autour de 80%. « Nos étudiants cherchent tous à partir dans des universités en Angleterre ou en Scandinavie, déplore Yousouf, d’une association locale de jeunesse. Ils courent après les dollars comme leurs pères après la pluie. » Pour convaincre les chancelleries occidentales de l’aider à sortir de la nasse de l’Union Africaine, le Somaliland compte sur l’affermissement de sa démocratie, mais également sur sa place stratégique dans la Corne de l’Afrique. « Nous ne demandons qu’à collaborer avec la communauté internationale pour lutter contre la piraterie qui sévit en Mer rouge et contre l’instabilité causée par les milices islamistes en Somalie, assure Ahmed Silanyo. Nous sommes un facteur de paix et de stabilité dans la région. » Autant d’arguments solides, mais insuffisants jusqu’à présent à faire évoluer une situation bloquée depuis si longtemps.
Antoine Calvino


Liens
Somaliland, un havre de paix et de stabilité politique (The Guardian)
http://www.guardian.co.uk/commentisfree/2010/jul/06/somaliland-elections-somalia
Les élections présidentielles au Somaliland (The Economist)
http://www.economist.com/node/16488840
Un observateur étranger au Somaliland (The Economist)
http://economist.com/blogs/baobab/2010/07/somaliland_diary
Le Somaliland sur Wikipedia (carte et bref historique)
http://fr.wikipedia.org/wiki/Somaliland
Site du gouvernement du Somaliland
http://www.somalilandgov.com/
Dossier sur la musique somali
http://www.afrisson.com/Somalie-1630.html
Interview et chansons du musicien Ahmed 'Hudeydi' Ismail Hussein
http://www.bbc.co.uk/radio3/world/onyourstreet/mshudeydi.shtml



Bergères à proximité de Burao
Sur le marché au bétail de Burao
La directrice de l'université de Burao

Site préhistorique de Las Geel

Encadré :
Une histoire tourmentée
Avant de s’affirmer comme la région la plus stable de la Corne de l’Afrique, le Somaliland est passé par les affres de la guerre civile.

L’existence du Somaliland n’a pas toujours été une évidence. En 1960, les colonies italienne et anglaise de la côte somali gagnaient simultanément leur indépendance et, dans la foulée, unissaient leur destin en espérant le ralliement futur de Djibouti, alors possession française, et des provinces somaliennes du Kenya et de l’Ethiopie. Soit un ensemble de tribus nomades éparpillées autour de la Corne de l’Afrique, sans véritable conscience politique commune, mais partageant la même langue et la même culture. Malgré une série de guerres sanglantes dans les années 60 et 70, l’Ethiopie et le Kenya ne lâchèrent jamais leur province. Et, en guise d’unité, le Somaliland ne récolta qu’une annexion brutale par Mogadiscio. « Nous avons été trop conciliants dès le départ, déplore le diplomate Abdillahi Mohamed Dualeh, et ils se sont arrogés tous les pouvoirs. Nous avons été désavantagés, sous-développés, ruinés. »

Massacres interethniques
Une guerre de libération s’engage au début des années quatre-vingt, au cours de laquelle s’illustre notamment l’actuel chef de l’Etat, Ahmed Silanyo. La réaction du régime de Syad Barré, alors au pouvoir à Mogadiscio, est impitoyable. Hargeisa est détruite à 90% par les avions qui la bombardent jour et nuit, faisant des boucles pour se ravitailler à l’aéroport de la ville. « C’étaient des mercenaires sud-africains qui pilotaient les Mig, enrage encore Hussein, un professeur qui a survécu au carnage. Les autorités ne faisaient pas confiance aux pilotes somaliens depuis que l’un d’eux avait refusé sa mission et s’était enfui avec son avion vers Djibouti. » Maigre revanche, les habitants récupèrent l’un de ces avions maudits et le placent comme un trophée sur la place de l’indépendance, finalement arrachée le 18 mai 1991 au prix d’une cinquantaine de milliers de morts. Près de vingt ans plus tard, des milliers de maisons détruites dressent encore vers le ciel leurs misérables pans de murs blanchis par le soleil. La guerre a également profondément divisé la population du Somaliland. Le clan des Isaaks, majoritaire à 80%, a dû affronter les troupes gouvernementales du sud, mais aussi les quatre clans minoritaires du Somaliland qui s’y étaient ralliés. Avant de penser à reconstruire le pays, il a fallu parvenir à réconcilier les belligérants. Un processus rendu possible par l’histoire coloniale du Somaliland, très différente de celle de son voisin du sud.

La réconciliation
En Somalie, les fascistes italiens s’étaient appliqués à détruire méthodiquement l’organisation clanique traditionnelle pour lui substituer leur code civil, dans le but de transformer le pays en une extension de l’Italie. Au départ des colons, les chefs traditionnels étaient trop affaiblis pour récupérer le pouvoir et celui-ci fût accaparé par les seigneurs de guerre, dont la légitimité ne repose que sur un rapport de forces éternellement changeant. D’où le chaos actuel. Au nord, par contre, les Anglais ne voyaient dans leur colonie, en fait un simple protectorat, qu’un réservoir à bétail pour leur garnison yéménite d’Aden, de l’autre côté de la Mer rouge. Ils s’appuyaient donc sur les institutions déjà en place et celles-ci ont naturellement pris le relais à l’indépendance. A l’issue de la guerre civile, elles ont convoqué les assemblées intertribales traditionnelles afin d’assurer le processus de réconciliation. « Les Isaaks ont décidé de pardonner aux tribus minoritaires qui avaient commencé les combats, raconte Saïd Jama Gudal, un chef de clan. Les morts intervenues dans le cadre des batailles ont été effacées et nous nous sommes mis d’accord pour une compensation de cent chameaux par homme assassiné en dehors des combats. C’était ça ou la reprise de la guerre civile. » Malgré quelques affrontements sporadiques en 1992 et de 1994 à 96, la paix est revenue. Sans enquête, sans procès et sans représailles, mais non sans amertume. « Nous avons pris la paix d’une main et jeté la justice de l’autre, commente Ibrahim, un entrepreneur. Il fallait bien aller de l’avant. »

La construction démocratique
En 1997, après en avoir terminé avec le processus de réconciliation, les chefs de clan jettent les bases d’un état démocratique. Ils adoptent un système bicaméral proche de celui de l’Angleterre, avec une chambre de députés élue au suffrage universel et un conseil des anciens choisi parmi les chefs de tribus, ce dernier mode de désignation faisant toujours débat une dizaines d’années plus tard. « Nous réfléchissons encore, explique Saïd Jama Gudal. Le chemin entre la tradition et la modernité est très étroit. » La population suit de près les débats autour de cette construction démocratique unique en Afrique. En 2001, un référendum entérine la constitution avec 97% des voix pour une participation de 67%, des chiffres probablement un peu trop précis pour un pays de nomades alors sans véritable liste électorale, mais tout de même un large succès populaire qui confirme au passage le choix de l’indépendance. Afin d’éviter tout facteur de division, cette constitution interdit tout parti clanique, régional ou religieux. A en croire Ali Waraabe, le président du parti social-démocrate dans l’opposition, « tout n’est pas parfait, mais aujourd’hui nous vivons incontestablement en démocratie ».
AC


Sur la route de Berbera

Devant le port de Berbera

Le port de Berbera

4 commentaires:

gregory papin a dit…

Incroyable mec. Le Somaliland, Socotra. Incroyable.
Je te jalouse.
Reviens jamais.

Unknown a dit…

en effet, un sacré périple que tu t'enchaines.

je te connaissais plus derrière les platines, je t'apprécie encore plus derrière ton ordi et ta moto :)

Anonyme a dit…

hi, antoine,

moi aussi, je suis jalouse, c'est carrément fabuleux et tes photos sont d'une beauté à couper le souffle
profite bien de ces deux derniers mois
bizzz

Aude

Unknown a dit…

tu viens manger a la maison quand tu veux ? Ou je te rejoins ! Bizzzzzzzzzz Quel pied !!