Shashamane, terre promise des rastas (Vibrations, octobre 2010)



Shashamane, terre promise des rastas
Une communauté rasta jamaïcaine s’est installée depuis les années 60 dans le sud de l’Ethiopie, réalisant le mythe du retour de la diaspora africaine sur le continent de ses origines. Mais du rêve à la réalité, l’adaptation ne va pas sans mal.

Quand même, l’image est curieuse. Sur cette route du sud de l’Ethiopie, ce ne sont pas des paysans habeshas enroulés dans leur gabi blanc mais bien des rastas jamaïcains aux lourds bonnets vert, jaune et rouge qui sont attablés à cette terrasse de bistrot pour siroter un jus de mangue. Derrière eux, le mur de l’échoppe figure un impressionnant lion de Juda noir flanqué d’une croix orthodoxe et, à côté des grappes de bananes, un gigantesque portrait d’Haile Selassie en grande tenue regarde passer les voitures. L’épicerie de la communauté de Shashamane ne pouvait pas ressembler à n’importe quelle autre. Après tout, elle se situe au cœur d’une enclave rasta mythique, sur une terre qui symbolise le retour de la diaspora africaine sur le continent de ses ancêtres.



Une terre pour la diaspora africaine
L’histoire de Shashamane remonte à la fin des années vingt, lorsque le Jamaïcain Marcus Garvey, ardent militant du rapatriement, lance sa célèbre prophétie : « Regardez vers l’Afrique où un roi noir doit être couronné. Il sera le rédempteur ». En 1930, Ras Tafari, un obscur chef tribal, monte en grande pompe sur le trône d’Ethiopie sous le nom d’Haile Selassie. Dirigeant du seul pays d’Afrique à n’avoir jamais été colonisé, il incarne Outre-Atlantique la fierté du peuple noir bafouée par quatre siècles d’esclavage. Si bien que, lorsque les fascistes italiens attaquent l’Ethiopie en 1935, à Harlem comme à Kingston on met volontiers la main à la poche pour contribuer à l’effort de guerre. A l’issue du conflit, Haile Selassie remercie ces « frères de sang » en leur offrant une concession de 500 hectares vouée à donner chair au mythe du retour.



En route pour Zion
Les premiers à entendre son appel sont les « rastafariens » jamaïcains, adeptes d’une nouvelle religion organisée autour de lui. Pour ces lecteurs assidus de la Bible, ce monarque officiellement proclamé « Elu du Seigneur, roi des rois et lion conquérant de la tribu de Juda », 225° représentant de la dynastie née des amours de la reine de Saba et du roi Salomon, accomplit les prophéties bibliques et est le véritable héritier du royaume d’Israël, le Messie noir. Ce qui fait de l’Ethiopie la « nouvelle Jérusalem » ou encore « Zion », la terre promise. Au cours des années 60, une quinzaine de familles arrive, essentiellement en provenance de Jamaïque, mais aussi des Etats-Unis et d’Angleterre. Aujourd’hui encore, on cite en exemple le périple de Papa Dyer, un Jamaïcain installé à Londres qui mit un an à venir à pied à travers l’Europe et l’Afrique. En 1968, Vernon Carrington fonde les Douze Tribus d’Israël, dont la vocation est d’organiser le rapatriement à plus grande échelle. Mais la vérité, c’est que le mouvement a mis trop de temps à s’enclencher.



Expropriation
Car la terre promise n’a pas attendu l’arrivée de ses propriétaires. Les Ethiopiens s’y sont progressivement installés, défrichant la forêt pour y faire paître leurs animaux et le cultiver. La situation se complique encore en 1974, lorsque l’empereur est déposé par le Derg, le nouveau pouvoir communiste. Dans la foulée, la concession est nationalisée. Malgré de rudes négociations, les rastas ne parviendront à obtenir que la restitution d’un dixième de sa surface initiale. « Aujourd’hui il n’y a plus de place pour un retour en masse, déplore Flipin, un Jamaïcain arrivé en 1975. Les nouveaux arrivants doivent racheter la terre au prix fort ou s’installer ailleurs. Beaucoup préfèrent rester à Addis Abeba, où la vie est plus facile. »

Des relations difficiles avec les Ethiopiens
La situation est d’autant plus délicate que les relations n’ont jamais été simples avec les Ethiopiens. Les locaux n’ont pas accepté de gaîté de cœur de voir débarquer ces étrangers plus riches qu’eux, qui leur fournissent parfois du travail mais auxquels ils reprochent leur condescendance. Ils n’apprécient pas non plus de voir fumer ouvertement la « ganja », dont la consommation est considérée comme un sacrement par ces hérétiques adorateurs d’un empereur mort. De l’autre côté de la barrière, les Jamaïcains se plaignent d’être harcelés, escroqués, ou tout simplement dévalisés. Mais avec le temps, la situation s’améliore peu à peu, en bonne partie grâce aux mariages mixtes. Les candidats au rapatriement sont souvent arrivés célibataires, ou bien c’est leur femme qui n’a pas voulu rester. Aujourd’hui, les trois quarts de la nouvelle génération ont une mère éthiopienne. Ils parlent indifféremment l’anglais et l’amharique, et les plus jeunes fréquentent la récente école primaire de la communauté, dont les trois quarts des élèves sont éthiopiens. Devant le mur de la cour de récréation barré de la formule de Marcus Garvey « Africa for the Africans », sa directrice jamaïcaine Sister Bunny souligne qu’ « en plus du cursus local, les élèves apprennent à être fiers de leur histoire et de leur couleur ».



Une minorité dans le village
Toutes ces difficultés ont freiné le développement de la communauté. Elle ne compte que 500 résidents permanents, pas plus du cinquième de la population du village. Mais ses effectifs augmentent. Au départ presque exclusivement jamaïcains, les rastas sont rejoints depuis peu par des « frères et soeurs » des Antilles françaises, de Trinidad et Tobago, de Bermuda, du Surinam… Au fur et à mesure que le rastafarisme se développe en Afrique même, c’est au tour de Kenyans, de Soudanais et de Sud-Africains de s’ajouter au nombre. On compte même quelques blancs, qui font leur place tant bien que mal.







Ils sont aussi rejoints par des rastas qui viennent en pélerinage du monde entier, certains arrivant du Japon, du Pérou ou même d’Iran, au grand amusement des vieux Jamaïcains. Pour les grands événements, comme les soixante ans de Bob Marley en 2005 ou les anniversaires de la naissance et du couronnement d’Haile Selassie le 2 novembre et le 23 juillet, il paraît qu’il y a foule. Mais en temps normal, la vie locale est loin d’être trépidante. Le visiteur de tous les jours tombe surtout sur de jeunes Ethiopiens pas toujours aimables qui traînent dans l’espoir de lui gratter un billet. Et lorsqu’il croise un rasta, celui-ci est généralement distant. Shashamane ne se donne pas comme ça. Pour découvrir la communauté, il faut se balader, accepter de prendre son temps.



En pleine nature
Le village baigne dans la verdure. Il est constitué de lopins de terre organisés autour d’une chaumière ou, plus rarement, d’une maison en dur. Celles des rastas sont reconnaissables à leurs couleurs, les plus cossues étant défendues par un portail arborant la croix de David. Derrière les clôtures de planches ou de cactus se dessinent des plants de carottes, de tomates, de salades, de mangues... Chez les rastas, tout est bio, le seul engrais qu’ils s’autorisent est la bouse de vache. En poussant la porte de certains jardins plus en retrait, on tombe sur de vieux Carabéens aux dreads grises qui cultivent avec tendresse de l’ail, du fenouil, du céleri ou de l’aloès, « des remèdes naturels pour les poumons, le foie, les reins et le cœur », détaille Ras Hailu Tefari entre deux coups de bêche.



C’est que le rasta prend soin de sa santé. Les plus scrupuleux suivent strictement le régime Ital inspiré de la Genèse, qui n’autorise ni viande, ni poisson, alcool, laitage ou œuf. Pour gagner leur vie, ils travaillent comme maçons ou charpentiers, dessinent des vêtements, confectionnent des sacs ou des chaussures, tiennent une petite épicerie ou une boulangerie. Quelques uns plus fortunés ont parié sur le développement de Shashamane et ont ouvert des hôtels. Un couple de Français tient un lodge à l’habitat traditionnel.



Une foi très diverse
La communauté toute entière baigne dans la foi. Mais si le rastafarisme gravite autour de Ras Tafari et de la Bible, l’empereur éthiopien n’a jamais reconnu sa divinité ni donc organisé son culte. Aucun dogme fédérateur n’a pu s’imposer, ce qui a entraîné la formation d’une multitude de chapelles. Les fidèles des églises Nyabinghi et Bobo Shanti voient en « Sa Majesté » le Christ en personne, alors que les membres des Douze Tribus d’Israël considèrent qu’il n’a fait que bénéficier d’une inspiration divine.





Quelques rastas se sont même fait baptiser par l’Eglise orthodoxe éthiopienne, comme Bob Marley avant eux, et tentent de concilier les deux croyances. « Les orthodoxes nous acceptent car ils considèrent que nous sommes des brebis égarées, explique Sandrine, une Française. Mais lorsque nous nous sommes présentés au prêtre du village avec mon mari, il nous a réclamé une importante somme d’argent pour nous accueillir à l’office. Nous nous sommes exécutés, un peu mal à l’aise de devoir en passer par là. Dans la foulée, pas gêné une seconde, il nous a demandé combien nous comptions donner chaque mois. Depuis, nous restons prier chez nous. » De fait, beaucoup de rastas ne fréquentent aucune église, préférant pratiquer leur foi de façon personnelle, avec des convictions parfois très particulières. Pour peu que l’on cherche un peu, on réalise assez vite que Shashamane grouille de personnages mystiques, dont quelques uns franchement exaltés qui divaguent sans fin sur les complots ourdis par Babylone pour falsifier la Bible et anéantir la race noire.



Une vie communautaire restreinte
L’absence d’une église unifiée où les fidèles puissent se retrouver chaque semaine se fait lourdement sentir dans la vie de la communauté, car celle-ci manque d’un centre de gravité. Il n’existe pas de marché qui puisse tenir lieu de forum, ni de café ou de restaurant suffisamment fédérateur. Un centre culturel est prévu, mais le projet peine à sortir des cartons. Reste tout de même le quartier général des Douze Tribus d’Israël, vers lequel les amateurs de reggae convergent tous les vendredis soirs pour faire la fête. Jeunes et vieux se relaient alors aux platines et au micro, sans oublier de passer par le bar dont la carte ne fait pas grand cas du régime Ital... « Le rasta n’est pas un personnage triste, rappelle Desmond, l’un des chefs de la communauté. Le vendredi soir, on fume, on boit, on danse ! Il ne s’agit pas de s’asseoir dans un coin pour battre la mesure… Et j’en profite pour surveiller les progrès de mon fils aux platines. » Mais pour celui qui veut toucher au plus profond de l’identité rasta, le mieux est encore de se rendre à l’église Nyabinghi. Lorsque le chant du tambour s’y élève au rythme lent et martial du cœur pour accompagner les prières des fidèles à Jah Ras Tafari, il semble bien que c’est le cœur de l’Afrique tout entière qui bat ici. Un cœur toujours vivant, robuste et fier malgré les siècles d’asservissement au-delà des mers.
Antoine Calvino

Pour en savoir plus
www.shashamane.org

9 commentaires:

Anonyme a dit…

Un très bel article sur shashamane.
Merci. Je m'y rend en septembre 2010.. je laisserai un commentaire plus long la prochaine fois.
Bonne continuation.
RasMaxim

tania a dit…

mon fils est rasta a fond dans ces croyances et sa philosophie je respecte son choix mais il souhaite tres bientot s installer en shashamane et sa me fait tres peur votre article est super sa m aide a voir un peu

empresseyesna a dit…

bonjour a tous
je souhaiterai savoir quel sont les demarches a faire pour allé s'installer a shashamane s'il vous plait
merci

Antoine Calvino a dit…

Vous pouvez trouver quelques infos sur http://www.shashamane.org/ et probablement demander conseil à Alex et Sandrine, le couple de Français qui tient le Zion Train Lodge. http://ziontrainlodge.com/.

Anonyme a dit…

Je trouve que votre sujet sur shashamanie et les Rastas est tres mal expliquer, j'y est vécu plus de 4 ans et je trouve que vos explications sont a cote de la réalité, je pense que vous etes rester 2 a 3 semaines sur place en essayant de comprendre l'histoire du rapatriement avec un regard de touriste qui va au zoo, et en plus vous deformer, voir raconter votre opinion imaginé pour essayer d'y mettre un enjeux dans votre histoire...ex... le couple de francais, j'ai deja visiter ce loge, mais il sont pas du tout l'image et les propos que vous publié.... on est pas journaliste en lisant les 1ere page de "journaliste" pour les Nuls.....

Antoine Calvino a dit…

Je conçois très bien que vous ayez une opinion différente de la mienne sur Shashamane et je serais heureux d'entendre ce que vous avez à dire, mais dans votre commentaire vous ne faites que m'insulter sans apporter d'arguments. Je vous en prie, expliquez-vous.

Anonyme a dit…

votre article est soft comparé a celui que vous avez publier dans Liberation.

Pas assez spectaculaire sans doute et orienté pour une diffusion a niveau national ??

on comprend mieux le journalisme en comparant les 2 articles...

http://voyages.liberation.fr/les-tribulations-dantoine/les-rastas-de-shashamane-20

Antoine Calvino a dit…

Je ne cherche pas à cacher quoi que ce soit, les deux textes ont été publiés dans la revue Vibrations et sur le site de Libération, ils ont tous deux vocation à être lus par le grand public. Mais effectivement, le traitement est différent. Pour Vibrations, j'ai écrit un article classique, distancié, qui raconte l’histoire de la communauté de Shashamane. Sur le site de Libération, il s'agit d'un carnet de voyage qui traite avant tout de mon expérience personnelle et j’y insiste donc sur les anecdotes de mon séjour. Il y a la même différence qu'entre écrire un article sur Paris où je m’effacerais pour présenter son histoire, et le récit d’une visite de Paris, où les crottes de chiens et l'impolitesse des serveurs auraient leur place. Les deux histoires seraient également vraies, c'est juste une question de point de vue.

MISTERCOUL a dit…

SALUT A TOUS JAIS UNE CHANSON POUR SHASHAMANE JE VEUX SAVOIR COMMENT LA FAIRE CONNAITRE DE TOUS.
csoualio@yahoo.fr