9 - Socotra, l’île aux trésors



Socotra, le 24 mars

Premiers pas
L’arrivée sur l’île est déroutante. La capitale, Hadiboh, est en plein chambardement et ne présente que maisons à moitié terminées, terrains vagues et chaussée défoncée. Le mieux est de s’en échapper le plus vite possible. Mais comment organiser son séjour ? Socotra n’est pas vraiment prête à accueillir des visiteurs. Il n’y a pas d’office de tourisme, les transports publics sont rares et on ne compte que trois hôtels pour une superficie égale à la la moitié de la Corse. Les informations ne sont dispensées que par les guides locaux, qui jugent évidemment indispensable de passer par leurs services, incluant leurs conseils et la location d’un 4X4 afin d’emprunter les pistes non carossées. Le forfait journalier s’élève à 80 dollars par jour... Un Français qui a bien potassé son sujet m’explique qu’en fait, seule la partie orientale de l’île nécessite un 4X4. Les autres sites intéressants, à l’ouest et au sud, sont accessibles en taxi collectif ou en stop. Nous nous associons donc avec un couple de Russes, qui nous dénichent un guide pour 150 dollars les trois jours. Cela commence à prendre forme.

Camping au pied des dunes
Nous attaquons en beauté avec la plage d’Arseh, une série de dunes érigées par les vents violents de l’été, qui s’élancent de la mer pour monter à l’assaut des falaises.





Le bivouac s’organise au bord d’un filet d’eau douce, autour duquel s’est développée une modeste végétation qui s’accroche au sable.



Au menu de notre premier dîner, un mérou que nous achetons à un pêcheur et que nous faisons griller, petit luxe inattendu, avec du bois arômatique.



Pendant que les étoiles s’allument une à une au dessus de nos têtes, nous réalisons que, du fait de l’absence de pollution et, plus généralement, de présence humaine, la plage grouille de vie : des poissons peuplent le ruisseau en rangs serrés, des bernard-l’ermite frottent bruyamment leur coquille contre les rochers et une demi-douzaine de crabes traînent distraitement autour de nos provisions.



Randonnée sur une autre planète
Le lendemain, c’est randonnée dans la montagne. Nous sommes entourés de plantes endémiques qui ne ressemblent à rien de connu. Socotra s’est séparé de l’Afrique et de l’Arabie il y a vingt millions d’années, servant de refuge à une flore et à une faune qui ont disparu ailleurs, victime des herbivores, de la concurrence d’autres espèces et des aléas climatiques. On y trouve des citronniers et des figuiers de Socotra, des adéniums joufflus aux airs de baobabs curieusement couronnés de fleurs roses qui se font également appeler roses du désert, des sortes de gros bonzaïs naturels non identifiés qui se tordent dans tous les sens et, au loin, surplombant le paysage du sommet des falaises, l’ombrelle du fameux dragonnier, emblème de l’île et du Yémen en général. On se croirait sur une autre planète.



















Après une bonne heure de marche, nous parvenons à une énorme ouverture dans la montagne.



Jusque là, je croyais que la spéléogie revenait à emprunter des couloirs, se faufiler dans des crevasses et éventuellement ramper dans la boue en attendant que le plafond se relève. Pas ici. La caverne, que nous remontons pendant deux kilomètres jusqu’à une pièce d’eau, est large comme un hall d’aéroport. Accrochées au plafond, d’immenses stalagtites lâchent depuis des millénaires des gouttes dont le résidu calcaire forme en contrebas de monstrueux stalagmites dont les formes m’évoquent les constructions “biomécaniques” de Geiger pour la série Alien.











En progressant dans l’obscurité de cette cathédrale gothique sépulcrale, je me dis qu’on trouverait difficilement plus belle tanière pour le dragon ombrageux, dont le sang coulerait sous l’écorce du fameux dragonnier. Il ferait d’ailleurs un compagnon idéal pour le phénix, hôte légendaire de l’île depuis l’antiquité.

Plongée multicolore
Après un dîner dans une famille socotri suivi d’une nouvelle nuit sur une plage, nous passons la journée du lendemain à Di Ahmri, un escarpement rocheux donnant sur une zone de plongée protégée. A peine rentré dans l’eau, je découvre une réunion de poissons multicolores occupés à brouter un magnifique corail vert, jaune et mauve. Certains arborent des couleurs arc-en-ciel et un bec de perroquet, d’autres ressemblent à des disques verticaux jaunes, noirs et blancs avec une drôle de bouche en trompette, quelques uns friment avec des rainures bleues électriques et j’en repère trois ou quatre particulièrement bizarres au corps très fin et démesurément allongé, peut-être un mètre vingt de longueur pour deux ou trois doigts d’épaisseur, qui ne ressemblent davantage à des hippocampes étirés qu’à des poissons. Sans oublier une grosse tortue que je suis tout près de plaquer au fond de l’eau en lui faisant le coup de l’attaque du canard plongeur, une pieuvre d’un bon mètre qui s’enfuit avant que je ne parvienne à la saisir par la tentacule, et enfin, mais ça je ne le vois que du rivage, une raie manta farceuse qui se prend pour un dauphin et multiplie les saltos aériens (si vous connaissez la raison de ces sauts, je serais curieux de l'apprendre). Malheureusement, mon appareil photo n'est pas amphibie, alors je ne peux vous montrer que ce qui se passe en dehors de l’eau.





Faute de poissons, voici quand même un vautour égyptien.





De la beauté des Socotris
Au début de ce séjour, j’ai parfois l’impression que notre guide s’ennuie avec nous. Il réagit toujours avec un temps de retard, traîne les pieds, mesure chacun de ses gestes. Et puis, en le voyant en compagnie de ses amis, je réalise que cette indolence est générale aux Socotris. Au fond ils sont un peu antillais, ces Arabes. D’ailleurs, ils semblent avoir pas mal de sang africain et indien. La peau mate, les traits fins, le corps délié, ils sont très beaux. Ils portent très élégamment la fotta et le marheb, sortes de jupes longues proches du dhoti indien. Lorsqu’ils se saluent, ils se serrent la main en la portant à leur visage puis se frottent mutuellement le nez un peu comme les Eskimos, c’est très mignon. Ils sont également beaucoup plus détendus que les Yéménites du continent, même leur langue, le socotri, est moins râpeuse que l’arabe. Avec des hommes aussi beaux, les femmes ne doivent pas être mal non plus. On me raconte d’ailleurs que les Saoudiens viennent ici recruter leurs épouses. Les petites filles, en tout cas, sont à croquer. Mais dès qu’elles ont atteint une dizaine d’années, on ne leur voit plus le visage. Il y a quelques années, elles portaient encore de belles robes colorées au petit décolleté carré et un simple fichu sur les cheveux. Aujourd’hui, merci à l’influence wahabite, elles sont presque toutes dissimulées sous ce sinistre assemblage de voiles noirs informes qui ne s’ouvre, dans le meilleur des cas, que pour découvrir les yeux. Mais bon, avec beaucoup de bonne volonté on peut aussi voir le fétichisme de la tenue. Histoire de me dégourdir les idées, j’imagine ces coquines toutes nues sous leur hijab, à moins que ce ne soit leurs petits dessous affriolants que j’entende froufrouter sous le tissu noir.



Sable blanc sur mer turquoise
Bon, j’arrête de me faire du mal. Autant parler plutôt des paysages de l’île. Maintenant flanqué de mes seuls deux Russes, je pars camper à Qalancia, sur la pointe ouest. Imaginez-vous une grande plage de sable blanc parfaitement poudreux donnant sur une mer en dégradé de turquoises qui étale ses paresseuses vaguelettes vers le rivage. Et tout cela, bien entendu, complètement désert en dehors de la présence d'un pêcheur venu faire provision d'appâts.













Nous y attrappons une douzaine de crabes blancs que nous faisons bouillir, mais ils sont trop petits pour nous rassasier et nous finissons par les abandonner aux vautours, visiblement très intéressés.







Finalement, nous nous rabattons sur les huîtres sauvages épargnées par les Socotris, car il est interdit aux musulmans de manger des crustacés crus. Ces gens se privent donc de sexe avant le mariage, de la vue des femmes, de vin, de jambon et aussi d’huîtres. Tant de masochisme laisse pantois, ils doivent bien trouver quelque plaisir dans la frustration.



Le lendemain, nous partons en bateau explorer les vertigineuses falaises de la côte, où nichent des centaines d’oiseaux, dont paraît-il certains rarissimes.

















Nuit trempée dans un canyon
La semaine s’est écoulé, mais je me sens si bien sur l'île que je prolonge mon séjour de trois jours. Seul cette fois, ce qui n’est pas pour me déplaire, je pars en stop pour Diksun, au centre de l’île. C’est un grand plateau parsemé d'adéniums et surplombé par le massif granitique du Haggier. J'y croise ces toutes jeunes filles.









Le plateau est traversé par un oued asséché, le Wadis Doro. Je le parcours pendant deux heures, enjambant les rochers charriés par les crues et photographiant au passage les dragonniers qui le surplombent, faisant fuir sur mon passage les chèvres et les lézards.





Ci-dessous, cette jeune fille me propose du khôl.



Le soir venu, j’installe mon sac de couchage sur un moelleux carré d’herbe verte attenant à une piscine naturelle où les oiseaux viennent se désaltérer. Funeste idée. Je suis réveillé vers minuit par l’humidité du gazon qui a pénétré mon sac de couchage. Tout grelottant dans mon duvet trempé, je ne retrouverai pas le sommeil de la nuit. Le matin venu, je me réchauffe aux premiers rayons de soleil et parviens enfin à m’endormir sur un rocher, mais un Socotri me réveille pour m’inviter à prendre le thé avec sa famille. Impossible de refuser. Les enfants sont ravis, je passe la matinée à les faire rigoler avec des grimaces et à leur faire découvrir le trip-hop.





Lectures solitaires
Puis je file à Omac, au sud de l’île. Après après une série de marchandages serrés avec les chauffeurs qui profitent de l’absence de transports en commun pour extorquer aux autostoppeurs occidentaux des sommes astronomiques, je parviens à cette immense plage jalonnée de broussailles et prends mes quartiers dans une tente sise au milieu d’un enclos de feuilles de palmiers, impeccable pour prévenir les incursions des chèvres. Seul dans le campement, je profite du calme pour achever la lecture des merveilleuses Mémoires d’un gentilhomme corsaire de Edward John Trelawney, le plus beau récit du genre. Après en avoir terminé avec les abordages de frégate anglaise, les pillages de jonque chinoise et les escales épiques dans le Bombay et l’île Maurice du début du XIX° siècle, j’enchaîne avec les brillantes Chroniques japonaises de Nicolas Bouvier, visions abondamment documentées, affectueuses et néanmoins critiques de l’archipel, de sa naissance mythologique à ses mutations de l’après-guerre. Les chèvres, elles aussi, sont intéressées par mes livres, mais c'est le gout du papier qui les attire...



Départ
Histoire de conclure mon séjour en beauté, je retraverse l’île de part en part, tombe sur les restes d'une baleine échouée...



...et passe ma dernière nuit sur le site de plongée de Di Ahmri, où je salue les poissons avant mon envol vers Sanaa. Ensuite, ce sera le moment de partir pour l’Ethiopie, berceau de l’humanité, seul pays d’Afrique jamais colonisé, sanctuaire des dernières tribus intactes du continent, siège d’une Eglise datant du IVème siècle, terre promise des rastas et patrie des plus belles femmes du monde, destination mythique entre toutes dont je rêve depuis des années.

3 commentaires:

NORA a dit…

Hellow, again!
Je suis arrivé enfin à votre blog.
La diversité d'une photographie splendide.

Est-ce que vous faites maintenant un voyage à Afrique?

J'attends le prochain article du blog avec impatience

Bon voyage!

Alexandre a dit…

Salut Antoine
C'est vraiment magnifique. je suis heureux que tu puisses continuer ce voyage sans trop de problèmes administratif. Et la manière dont tu racontes plonge bien dans l'ambiance.

J'attends le récit d'Éthiopie avec impatience

alexandre (de madurai)

Louisette a dit…

Superbes photos, bon vent bonne mer vers d'autres cieux.